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LE DISCIPLE

— « Vous voyez bien qu’il faut que je meure, » lui répondis-je, « puisque vous ne m’aimez pas, puisque vous allez être la femme d’un autre, puisque tout nous sépare, et pour toujours. »

Je pris la fiole noire sur la table et je la lui montrai à la lueur de la lampe.

— « Le quart seulement de ce flacon, » continuai-je, « et c’est le remède à tant de souffrances… Dans cinq minutes ce sera fini. » Et doucement, sans faire un seul geste qui pût la forcer encore à se défendre : « Partez, et merci d’être venue. Avant un quart d’heure j’aurai cessé de sentir ce que je sens, cette intolérable privation de vous depuis tant de mois… Allons, adieu ; ne m’ôtez pas mon courage… »

Elle avait tressailli tout entière quand la flamme avait éclairé la noire liqueur. Elle étendit sa main vers moi et m’arracha le flacon en disant : « Non ! Non !… » Elle le regarda, lut la petite inscription sur l’étiquette rouge, et elle trembla. Son visage s’altéra davantage encore. Une ride se creusa entre ses sourcils. Ses lèvres palpitèrent. Ses yeux exprimèrent l’agonie d’une anxiété dernière ; puis, d’un accent presque dur, saccadant ses mots comme s’ils lui étaient arrachés par une puissance à la fois torturante et irrésistible :

— « Moi aussi, » dit-elle, « j’ai trop souffert, j’ai trop souffert, j’ai trop lutté… Non, » continua-t-elle en s’avançant vers moi et me prenant le bras,