Page:Bourget - Le Disciple.djvu/295

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
294
LE DISCIPLE

ne pas manquer à ma parole si… Je n’osais creuser ce que ce si enveloppait d’espérance. Je regardais marcher l’aiguille des secondes et je faisais un calcul machinal, une multiplication exacte : « À soixante secondes par minute, je vois voir l’aiguille tourner encore tant de fois, car à minuit je me tuerai… » Un bruit de pas dans l’escalier, et que je perçus tout furtif, tout léger, avec une émotion suprême, me fit interrompre mon calcul. Ces pas s’approchaient. Ils s’arrêtèrent devant ma porte. Brusquement cette porte s’ouvrit. Charlotte était devant moi.

Je m’étais levé. Nous restâmes ainsi face à face, et tous les deux debout. Son visage était décomposé par le saisissement de sa propre action, plus pâle encore, et ses yeux y luisaient d’un éclat extraordinaire. Ils semblaient noirs, tant le point central en était agrandi par l’émotion, jusqu’à envahir la prunelle. Je remarquai ce détail parce qu’il transformait toute sa physionomie. D’ordinaire si réservée, presque effacée, cette physionomie respirait l’égarement d’un être dominé par une passion plus forte que sa volonté. Elle avait dû se coucher, puis se relever, car ses cheveux étaient tressés dans une grosse natte au lieu d’être noués derrière sa tête. Une robe de chambre blanche, attachée par une cordelière, se plissait autour de sa taille, et, preuve de son trouble affolé, elle avait passé en hâte ses pieds nus dans ses