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LE DISCIPLE

minutes au salon, par hasard, et ces quelques minutes se passaient dans un de ces silences imbrisables qui vous prennent à la gorge comme avec une main. Parler alors est aussi impossible que pour un paralytique de remuer ses pieds. Un effort surhumain n’y suffirait pas. On éprouve combien l’émotion, à un certain degré d’intensité, devient incommunicable. On se sent emprisonné, muré dans son Moi, et l’on voudrait s’en aller de ce Moi malheureux, se plonger, se rouler, s’abîmer dans la fraîcheur de la mort où tout s’abolit. Cela continua pur une délirante envie de marquer sur le cœur de Charlotte une empreinte qui ne pût s’effacer, par un désir insensé de lui donner une preuve d’amour contre laquelle ne pussent jamais prévaloir ni la tendresse de son futur mari ni l’opulence du décor social où elle allait vivre. « Si je meurs du désespoir d’être séparé d’elle pour toujours, il faudra bien qu’elle se souvienne longtemps, longtemps, du simple précepteur, du pauvre petit provincial capable de cette énergie dans ses sentiments !… » Il me semble que je me suis formulé ces réflexions-là. Vous voyez, je dis : « Il me semble. » Car, en vérité, je ne me suis pas compris durant toute cette période. Je ne me suis pas reconnu dans cette fièvre de violence et de tragédie dont je fus consumé. À peine si je démêle sous ce va-et-vient effréné de mes pensées une auto-suggestion, comme vous dites. Je me suis