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LE DISCIPLE

tage encore mes théories sur le culte du Moi. Je sortirais de cette expérience enrichi d’émotions et de souvenirs. Telle était l’issue morale de l’aventure, L’issue matérielle était le retour chez ma mère, une fois mon préceptorat fini. Lorsque les scrupules s’éveillaient trop vivement, et qu’une voix intérieure me disait : « Et Charlotte ? As-tu le droit de la traiter ainsi en simple objet de ton expérience ? » je prenais mon Spinoza, et j’y lisais le théorème où il est écrit que notre droit a pour limite notre puissance. Je prenais votre Théorie des passions, et j’y étudiais vos phrases sur le duel des sexes dans l’amour, — « C’est la loi du monde, » raisonnais-je, « que toute existence soit une conquête, exécutée et maintenue par le plus fort aux dépens du plus faible. Cela est vrai de l’univers moral comme de l’univers physique. Il y a des âmes de proie comme il y a des loups, des chats-pards et des éperviers. » Cette formule me paraissait forte, neuve et juste ; je me l’appliquais, et je me répétais : « Je suis une âme de proie, une âme de proie, » avec un furieux accès de ce que les mystiques appellent l’orgueil de la vie, parmi les verdures nouvelles, sous le ciel bleu, au bord de la claire rivière qui des montagnes descend vers le lac ! C’était ma façon, à moi, de communier avec l’aveugle, la sourde, la malfaisante nature.

Cette ivresse de ma fierté victorieuse fut dis-