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LE DISCIPLE

Littéraire, sur ce modelage inconscient de notre cœur à la ressemblance des passions peintes par les poètes. J’entrevoyais donc un moyen d’action sur Charlotte auquel je me reprochai de n’avoir pas pensé encore. Mais comment trouver un roman qui fût assez passionné pour la troubler, assez correct, d’extérieur pour être lu devant la famille assemblée ? Je fouillai en tous sens la bibliothèque. Sa composition incohérente et contrastée reflétait les séjours successifs des maîtres et les hasards de leur goût. Il y avait là tout ce fonds d’ouvrages du dix-huitième siècle dont je vous ai parlé, — puis une lacune. Durant l’émigration, le château était demeuré inoccupé. Ensuite un lot de livres romantiques dans leurs premières éditions attestait les aspirations littéraires du père du marquis que je savais avoir été l’ami de Lamartine. On retombait ensuite aux pires romans contemporains, à ceux qui s’achètent en chemin de fer et se jettent, à demi débrochés, coupés quelquefois au doigt, sur un rayon perdu, et à des traités d’économie politique, marotte abandonnée de M. de Jussat. Je finis par découvrir dans ce fatras une Eugénie Grandet, qui me parut remplir la double condition désirée. Rien de plus attirant pour une imagination jeune que ces idylles à la fois chastes et brûlantes où l’innocence enveloppe la passion dans une pénombre de poésie. Mais le marquis devait connaître par cœur ce célèbre