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LE DISCIPLE

une fantaisie, il ne peut supporter d’attendre, et sa fille avait dû monter aussitôt dans la bibliothèque, où j’étais occupé à prendre des notes. Je dépouillais le livre d’Helvétius sur l’Esprit, égaré parmi d’autres ouvrages du dix-huitième siècle. Je me mis à la disposition de Mlle de Jussat pour dénicher le volume qu’elle désirait, et, quand elle le prit de mes mains, après que j’en eus secoué la poussière, elle me dit avec sa grâce habituelle :

— « J’espère que nous découvrirons là quelque jeu auquel vous puissiez prendre part avec nous… Nous avons si peur que vous ne vous ennuyiez ici, vous êtes toujours si triste… »

Elle avait prononcé ces derniers mots avec ce même air de me demander pardon pour une indélicatesse, qui m’avait tant frappé dans notre promenade, et en sauvant la familiarité de sa phrase par un « nous », que je savais trop bien mensonger. Sa voix s’était faite si douce, nous étions si seuls pour ces dix ou quinze minutes, que l’instant me sembla venu de lui expliquer ma feinte tristesse :

— « Ah ! mademoiselle, » répondis-je, « si vous connaissiez ma vie !… » Charlotte n’eût pas été la créature crédule, la romanesque enfant qu’elle était demeurée, malgré deux ou trois saisons de monde, à Paris, — elle eût reconnu que je lui débitais un récit préparé d’avance, rien qu’à ce début, et aussi à la tournure des phrases par les-