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LE DISCIPLE

de moi, de l’autre côté de la table, et roulant sa langue contre sa joue tandis qu’il couvrait le papier de sa maladroite et grosse écriture, il me guignait de l’œil. Il épiait sur mon visage la moindre trace de distraction. Avec cet instinct animal et sûr des enfants, il vit bientôt que je le ramenais moins vite à ses leçons quand il m’entretenait de son frère ou de sa sœur, et voilà comment cette innocente bouche me révéla qu’il y avait, dans cette froide maison étrangère, quelqu’un pour qui mon bien-être comptait, qui pensait à moi. Ma mère me manquait tant, quoique je ne voulusse pas en convenir avec moi-même. Et ce fut ce rien — il ne représentait cependant qu’un intérêt de banale politesse — qui me fit regarder Mlle de Jussat avec plus d’attention.

Le second trait que je découvris en elle, après la bonté, fut le goût du romanesque ; non qu’elle eût lu beaucoup de romans, mais elle avait, comme je vous l’ai dit, une sensibilité trop vive, et cette sensibilité lui avait donné comme une appréhension du réel. Sans qu’elle s’en doutât, elle était par ce point très différente de son père, de sa mère et de ses frères. Elle ne pouvait ni se montrer à eux dans la vérité de sa nature, ni les voir dans la vérité de la leur, sans en souffrir. Aussi ne se montrait-elle pas, et se contraignait-elle à ne pas les voir. Elle s’était, spontanément, naïvement, formé sur ceux qu’elle aimait des idées