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LE DISCIPLE

et le frêle en face du fort, — à coup sûr, dans ma sensibilité la plus intime, Aucune des idées émises par le comte n’avait à mes yeux la moindre valeur, C’étaient pour moi de pures sottises, et voici qu’au lieu de simplement mépriser ces sottises comme j’aurais fait dans n’importe quelle autre occasion, je me mis à les haïr sur sa bouche. Le métier de soldat ? Je le considérais comme si misérable à cause des fréquentations brutales et aussi du temps perdu, que je m’étais réjoui d’être fils de veuve afin d’échapper à la barbarie de la caserne et aux misères de la discipline. La haine de l’Allemagne ? Je m’étais appliqué à la détruire en moi, comme le pire des préjugés, par dégoût des camarades imbéciles que je voyais s’exalter dans un patriotisme ignorant, et aussi par admiration, par religion pour le peuple à qui la psychologie doit Kant et Schopenhauer, Lotze et Fechner, Helmholtz et Wundt. La foi politique ? Je professais un égal dédain pour les hypothèses grossières qui, sous le nom de légitimisme, de républicanisme, de césarisme, prétendent gouverner un pays a priori. Je rêvais, avec l’auteur des Dialogues philosophigues, une oligarchie de savants, un despotisme de psychologues et d’économistes, de physiologistes et d’historiens. La vie pratique ? C’était la vie diminuée, pour moi qui ne voyais dans le monde extérieur qu’un champ d’expériences où une âme affranchie s’aventure avec prudence, juste assez