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LE DISCIPLE

libre, — chef-d’œuvre d’ironie auquel il manque seulement une conclusion, — consiste à « adorer son moi », à le parer de sensations nouvelles. La vie religieuse de l’humanité ne lui est qu’un prétexte à ces sensations-là, comme la vie intellectuelle, comme la vie sentimentale. Sa corruption est autrement profonde que celle du jouisseur barbare ; elle est autrement compliquée, et le beau nom d’intellectualisme dont il la pare en dissimule la férocité froide, la sécheresse affreuse. Nous le connaissons trop bien, ce jeune homme-là ; nous avons tous failli l’être, nous que les paradoxes d’un maître trop éloquent ont trop charmés ; nous l’avons tous été un jour, une heure ; nous le sommes encore dans nos mauvais moments. Et si j’ai écrit ce livre, c’est pour te montrer, enfant de vingt ans chez qui l’âme est en train de se faire, c’est pour me montrer à moi-même ce que cet égoïsme-là peut cacher de scélératesse au fond de lui.

Ne sois ni l’un ni l’autre de ces deux jeunes hommes, jeune Français d’aujourd’hui. Ne sois ni le positiviste brutal qui abuse du monde sensuel, ni le sophiste dédaigneux et précocement gâté qui abuse du monde intellectuel et sentimental. Que ni l’orgueil de la vie, ni celui de l’intelligence ne fassent de toi un cynique et un jongleur d’idées ! Dans ces temps de conscience troublée et de doctrines contradictoires, attache-toi, comme à la branche de salut, à la phrase sacrée : « Il faut juger l’arbre par ses fruits. » Il y a une réalité dont tu ne veux pas douter, car tu la