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LE DISCIPLE

Si c’est non ?… — Il y a deux types de jeunes gens que je vois devant moi à l’heure présente, et qui sont devant toi aussi comme deux formes de tentations, également redoutables et funestes. — L’un est cynique et volontiers jovial. Il a, dès vingt ans, fait le décompte de la vie, et sa religion tient dans un seul mot : jouir, — qui se traduit par cet autre : réussir. Qu’il fasse de la politique ou des affaires, de la littérature ou de l’art, du sport ou de l’industrie ; qu’il soit officier, diplomate ou avocat, il n’a que lui-même pour dieu, pour principe et pour fin. Il a emprunté à la philosophie naturelle de ce temps la grande loi de la concurrence vitale, et il l’applique à l’œuvre de sa fortune avec une ardeur de positivisme qui fait de lui un barbare civilisé, la plus dangereuse des espèces. Alphonse Daudet, qui a su merveilleusement le voir et le définir, ce jeune homme moderne, l’a baptisé struggle-for-lifer, — et lui-même, ce personnage s’appelle volontiers « fin de siècle ». Il n’estime que le succès, — et dans le succès que l’argent. Il est convaincu, en lisant ce que j’écris ici, — car il me lit comme il lit toutes choses, ne fût-ce que pour être « dans le train », — que je me moque du public en traçant ce portrait, et que moi-même je lui ressemble. Il est si profondément nihiliste à sa manière, que l’idéal lui paraît une comédie chez tout autre, comme il en serait, comme il en est une chez lui, quand il juge à propos, par exemple, de se grimer en socialiste, de mentir au peuple pour avoir ses votes.