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sur des livres de comptes, où elle transcrivait le détail des dernières opérations de leur commerce. D’ordinaire, elle employait les heures du soir à cette besogne fastidieuse, et qui n’était guère dans ses goûts. Mais, depuis ces deux jours, et sous le prétexte qu’elle se sentait toute souffrante, elle n’avait plus quitté la maison… Un prétexte ? Non. Le trouble où l’avaient jetée l’attitude de Jules et ses discours avait si profondément ébranlé ses nerfs, qu’elle en était malade. Surtout, elle avait une appréhension poussée jusqu’à l’angoisse : celle de le rencontrer de nouveau et qu’il lui parlât de cette même façon caressante. Toute pure et simple qu’elle fût, elle avait trop bien compris à quelle tentation préludait cet éloge si direct de sa beauté. À la seule idée que ces mots : « Je vous aime, » pouvaient lui être dits par cette voix, elle se sentait défaillir. Elle était trop réfléchie pour ne pas voir, dans une pareille manière de procéder, une marque, ou de beaucoup de légèreté ou de bien peu d’estime. Mais c’était aussi, cette demi-déclaration à laquelle elle avait coupé court dans un tel sursaut de pudeur, la preuve qu’elle plaisait à Jules. Elle ne pouvait se retenir de trouver, à cette évidence, la secrète et profonde douceur que la femme qui aime ressent, malgré elle, à constater qu’elle occupe la pensée de celui qu’elle aime. Ces émotions, si nouvelles pour la jeune fille et qui auraient suffi à la bouleverser, s’avivaient encore d’une inquiétude : la folle impulsion qui l’avait précipitée loin du tentateur ne risquait-elle pas ou de briser à jamais leurs relations, ou, tout au contraire, de rendre Maligny plus entreprenant ? Se sauver, comme elle s’était sauvée, mais c’était clairement laisser voir qu’elle avait peur. Elle ne savait pas, dans le désarroi intime de son être, laquelle de ces perspectives elle redoutait davantage : être pour