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LE SPECTRE DU RAVIN

Et l’écho renvoyait sur les rives du beau fleuve Saint-Laurent ces chants, qui sont toujours si chers aux cœurs des Canadiens-français.

Enfin, le train de bois arriva à Québec… Ce n’est pas sans un grand serrement de cœur que Jean Bahr se sépara de ses compagnons et du capitaine Brunel, si bon, malgré ses petites originalités.

— Adieu, capitaine ! dit Jean, très ému.

— Adieu, mon garçon ! Je te souhaite bonne chance… Mais, je ne te cacherai pas que c’est une grande et dangereuse entreprise que la tienne : te rendre à Halifax dans ce bateau ! dit le capitaine Brunel en désignant le bateau plat dans lequel Jean avait déjà pris place, car il était prêt à partir.

— Je suivrai votre conseil, capitaine, répondit Jean ; je ne m’éloignerai pas de la côte.

— Bien, bien, mon garçon ! approuva le capitaine Brunel. Maintenant, attends un instant ; je reviens.

Le capitaine partit dans la direction du train de bois, et il revint bientôt, tenant dans ses bras un jeune chien berger, qu’il jeta dans le bateau de Jean, en disant :

— Accepte ce cadeau, Jean Bahr,

m En cet instant de ton départ !

— Oh ! Merci, capitaine, merci ! s’écria Jean, qui aimait beaucoup les chiens. Quel nom lui donnerai-je, capitaine, à cette belle petite bête ?

— Léon, ce nom on me donna ;

m Or, « Léo » tu le nommeras !

— C’est entendu, capitaine Brunel ! répondit Jean. Beau Léo ! ajouta-t-il, en flattant le chien, qui lui léchait la main.

Bientôt, Jean Bahr perdait de vue Québec et le train de bois, et son cœur se serra de nouveau… Ces braves gens, il ne les reverrait jamais, sans doute !… Mais, la soif des aventures l’entraînait au loin.

— Nous allons voyager de compagnie, Léo, dit-il au chien, qui semblait déjà connaître et aimer la voix de son maître. Que nous réserve l’avenir ?… Mais tu me seras fidèle, je sais, Léo !

Sans accident, Jean parvint à Halifax, où il trouva à s’engager dans le port ; mais cette sorte de vie ne lui plut pas longtemps, et, un jour, il partit pour l’Île du Prince Édouard, afin de s’y livrer à l’élevage des renards noirs, industrie considérée alors comme impraticable, mais qui devait plus tard donner d’excellents résultats.


CHAPITRE III

LES CAPRICES DU GOLFE SAINT-LAURENT


Aussitôt installé sur l’Île du Prince Édouard, Jean Bahr se livra à l’élevage des renards noirs ; mais il eut des alternatives de succès et de revers, et bientôt, il s’aperçut que le fermage des renards lui coûterait plus qu’il ne rapporterait. C’est alors qu’il eut l’idée d’entreprendre un commerce : celui du poisson. Dans de grands barils il entassait des morues, qu’il saupoudrait de gros sel, et le poisson, ainsi empaqueté était expédié à la ville de Québec.

Jean était aidé dans le fermage des renards par un habitant de Souris nommé Trefflé. Tous deux, Jean et Trefflé, travaillaient presque nuit et jour et déjà, ils commençaient à faire des préparatifs en vue de l’automne et de l’hiver qui allait suivre, quand, un après-midi, Jean Bahr résolut de partir pour la pêche.

— Vous aurez l’œil à tout, Trefflé, dit Jean à son compagnon ; moi, je m’en vais faire la pêche. Il manque du poisson pour remplir le dernier baril et…

— Je vous conseille fortement de ne pas vous aventurer trop loin sur la mer aujourd’hui, M. Bahr, dit Trefflé. Voyez-vous ce nuage pas plus gros que le poing ?… Il annonce la tempête.

— Allons donc ! dit Jean, en haussant les épaules. On ne pourrait désirer plus beau firmament.

— Comme vous voudrez ! Comme vous voudrez ! grommela Trefflé. Vous n’êtes pas marin, vous savez, M. Bahr, et vous m’avez dit, vous-même, que vous ne sauriez que faire si vous vous trouviez en péril… Moi, je suis bon marin ; c’est pourquoi je connais tous les signes de mauvais temps. Or, il faut se défier des caprices du golfe Saint-Laurent… Ce nuage…

— Au revoir, Trefflé ! répondit Jean, en souriant, puis ayant appelé Léo, il démarra sa baleinière à force de rames…

Ce fut une pêche extraordinaire ; le poisson semblait se complaire à venir se placer sous l’hameçon que Jean lui tendait. Jean Bahr avait quitté l’Île du Prince Édouard à quatre heures de l’après-midi ; à six heures, sa baleinière était tellement remplie de poissons qu’elle n’en pouvait contenir davantage.

— Nous allons retourner chez nous, Léo, dit Jean en s’adressant à son chien. Et ce que nous allons nous moquer de ce peureux de Trefflé ! La mer est d’un calme !… Allons, partons !

Mais, ayant levé les yeux afin de s’orienter, Jean s’aperçut qu’une brume épaisse enveloppait la mer, une brume « à couper avec un couteau » comme disent les marins. En vain les yeux du jeune homme essayèrent-ils de percer cette brume ; à deux pieds de sa baleinière, il ne pouvait rien voir… Que faire ?… Reprendre ses rames et essayer de se diriger à tâtons, vers le rivage ?… Ce serait folie.

— Je vais être obligé de rester en panne ici, jusqu’à ce que cette brume se lève, se dit-il ; autrement, j’irais me jeter contre quelque barge ou voilier, et c’en serait fait de moi… Il est vrai que, en restant ici, je cours le risque d’être coulé à fond par quelque navire ; mais, peu de navires oseraient s’aventurer dans une pareille brume… Dans tous les cas, je n’ai pas le choix, puisque je ne saurais pas où me diriger… Je n’ai pas de boussole ; mais j’en aurais une que je ne la comprendrais pas… Non, vraiment. On ne devrait pas s’aventurer seul sur le golfe Saint-Laurent quand on n’est que marin amateur.

— Bien, Léo, reprit Jean, puisque nous sommes condamnés à attendre ici jusqu’à ce qu’il plaise à madame la brume d’écarter ses voiles opaques, mangeons et buvons ; il y a encore de l’eau dans le bidon, et j’ai bien soif !