Page:Bourgeois - Le spectre du ravin, 1924.djvu/11

Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
LE SPECTRE DU RAVIN

venue cette chaleur à celui qui venait du dehors ! Dans le fond de la cuisine était une huche, et de chaque côté du poêle, on apercevait un rouet et un métier à étoffe. Sur un pan du mur était suspendu un Crucifix, sous lequel on voyait une niche supportant une statue de la Sainte Vierge et de Sainte Anne d’Auray.

Quand l’homme pénétra dans la cuisine, il fut accueilli par une vieille femme, vêtue d’étoffe grise (dite étoffe du pays) et portant un tablier blanc comme neige, ainsi qu’une coiffe de servante, blanche comme neige aussi. Cette femme s’écria, en apercevant le nouveau venu :

— Enfin, vous voilà M. Pierre Dupas ! Ce n’est pas trop tôt ! Mlle Marielle commençait à être très inquiète… Ce qu’elle va vous gronder pour ce retard !

À ce moment, la porte séparant la cuisine d’une salle intérieure s’ouvrit et une véritable vision apparut sur le seuil…

Était-ce une jeune fille ou une enfant cette vision radieuse qui venait d’apparaître ainsi ?… Elle avait la taille d’une jeune fille de seize ans, à peu près, mais ses traits enfantins, sa chevelure abondante et d’un blond roux tombant en boucles ondulées jusqu’au-dessous de sa taille, lui donnaient l’apparence d’une enfant de treize ou quatorze ans au plus. Ses yeux bleus, qui devenaient presque noirs sous le coup de l’émotion, éclairaient son visage charmant, aux joues légèrement rosées, à la bouche mignonne. La jeune fille était toute vêtue de blanc.

— Père ! Père ! cria la vision, en se jetant dans les bras de Pierre Dupas. Ô méchant père, qui m’avez causé tant d’inquiétude !

— Marielle ! Marielle ! Ma fille chérie ! murmura Pierre Dupas, en pressant sa fille contre son cœur.

— Mais, pourquoi ce retard, père chéri ? demanda Marielle.

— Viens t’asseoir ici, sur mes genoux, mon ange, et je vais te dire la cause de mon retard… Tout d’abord, si je suis en retard, ce n’est que d’une toute petite demie heure et…

— Une toute petite demie-heure, dites-vous, père !… Savez-vous ce que c’est qu’une toute petite demie heure, quand on attend ?… C’est une éternité ; voilà !

— Bien, j’ai dû…

Mais Pierre Dupas fut interrompu sans cérémonie :

— C’est pas tout ça, s’écria Nounou, la vieille servante ; mais l’souper est prêt depuis longtemps et les p’tits fours sont à point… Sans vous commander, M. Dupas, vous raconterez vos affaires à Mlle Marielle en soupant. Un souper réchauffé ça vaut rien, et, comme le disait feu défunt oncle qui est mort et qui était capitaine de barge : « C’qui traîne se salit » ; c’qui signifie que, aujourd’hui pour demain, si…

— C’est bon ! C’est bon. Nounou ! dit Marielle, interrompant le verbiage de la vieille femme. Nous allons souper tout de suite.

— C’est ça, Mlle Marielle !… C’n’est pas que j’veux vous commander, pour sûr ! J’connais trop l’respect que j’dois à mes maîtres ; mais, les p’tits fours ça n’se réchauffe pas… Il y a un autre proverbe que me citait souvent feu mon défunt oncle (vous savez, le capitaine de barge) et c’proverbe dit : « Tant vont les p’tits fours au feu, qu’à la fin ils se gâtent. »

Tout en parlant, Nounou mettait le souper sur la table. Il était inutile d’essayer de causer ensemble tant que Nounou était dans la même pièce qu’eux, donc, Pierre Dupas et sa fille ne reprendraient leur conversation que lorsqu’ils se seraient retirés dans la grande salle, après le souper ; alors, ils seraient seuls et ils pourraient causer sans risque d’être interrompus.

Disons, tout d’abord, que Marielle avait donné à leur maison le nom de « Manoir-Roux » et quoique ce nom parut beaucoup trop prétentieux pour une aussi modeste demeure, Pierre Dupas s’était rendu au désir de sa fille… comme il le faisait toujours, d’ailleurs. Donc, la maison peinturée en rouge et surmontée d’un toit de chaume était désignée par Pierre Dupas, par Marielle et par Nounou du nom de « Manoir-Roux ». Ce nom avait fait sourire Pierre Dupas, les premiers temps, puis il avait fini par s’y habituer.

La grande salle du « Manoir-Roux » était montée très confortablement d’un ameublement ancien, mais solide. Près d’un métier à broder était une chaise berceuse, à côté de cette chaise était une table, sur laquelle il y avait des livres et de l’ouvrage au crochet. On voyait un petit pupitre près d’une fenêtre, des livres sur des rayons de bibliothèque, un piano dans le fond de la salle. Trois lampes suspendues au plafond éclairaient parfaitement la pièce et un foyer, large de quatre pieds et haut de cinq, dans lequel brûlaient d’énormes bûches, répandait une douce chaleur dans toute la chambre. Le plancher était recouvert de catalognes aux couleurs discrètes, catalognes faites par Nounou durant les longues soirées d’hiver.

On le voyait, Pierre Dupas n’avait rien épargné pour que sa fille bien-aimée eut tout le confort désirable. Cette salle, qui était le boudoir de Marielle, plus d’une citadine le lui eut enviée.


CHAPITRE VI

UNE LETTRE


Quand Pierre Dupas et sa fille se furent retirés dans la salle, après le souper, et que Pierre eut expliqué à Marielle la raison de son retard, il s’écria tout à coup :

— Ah ! Marielle, j’allais oublier de te lire une lettre que j’ai reçue hier, alors que j’étais à la Grosse Île, au passage du navire venant de la terre ferme.

— Une lettre ! s’écria Marielle. Une lettre de qui, père ?

— De ta tante Solange… de notre tante, je devrais dire, puisqu’elle est ma tante, à moi, et ta grand’-tante, à toi… Elle écrit de la ville de Montréal, où elle passe toujours l’hiver, comme tu sais.

Sur le rocher aux oiseaux, une lettre, ou plutôt l’arrivée d’une lettre, c’était tout un événement, vous le pensez bien !

— Et que dit-elle la tante Solange, père ? demanda Marielle.

— Je vais te lire sa lettre, ma chérie, répondit Pierre Dupas, et il lut ce qui suit :