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le mystérieux monsieur de l’aigle

— Personne ne se doutera de rien ; je serai muette comme une carpe, répondit Rosine en souriant.

La jeune fille de chambre était donc devenue la compagne fidèle et toute dévouée de Mme d’Artois. Cette dernière aimait à se faire accompagner de Rosine, lorsqu’elle sortait. L’équipage de L’Aire, ainsi que L’Aiglon étaient à la disposition de la surveillante et compagne. Certes, elle n’en abusait pas ; mais, quatre fois, elle avait eu affaire au Portage et elle y était allée en voiture, puis, deux fois, elle avait eu des achats à faire à la Rivière-du-Loup et elle s’y était rendue en yacht ; chaque fois, elle s’était fait accompagner de Rosine. Euphémie Cotonnier en pâlissait de dépit.

— C’est moi qui devrais accompagner Mme d’Artois, se disait Euphémie ; je suis la secrétaire de M. de L’Aigle et il me semble que ma compagnie serait de beaucoup préférable à celle de la fille de chambre ! Vraiment… j’en suis rendue à désirer le retour de M. de L’Aigle… et de sa femme… Lorsque Mme de L’Aigle sera arrivée, Mme d’Artois sera reléguée au troisième plan, pour le moins. Que je la déteste cette femme ! Que je la déteste !

Le fait est que, de son côté, Mme d’Artois n’aimait guère la secrétaire de M. de L’Aigle. Mlle Cotonnier paraissait être affectée d’une curiosité malsaine, morbide, en ce qui concernait Magdalena, et cela avait le don de déplaire excessivement à la surveillante et compagne. D’ailleurs, Mme d’Artois avait lu entre les lignes ; elle avait vite compris qu’Euphémie avait été grandement déçue du mariage du maître de la maison. Il était évident que cette pauvre fille avait rêvé de devenir, un jour, la femme du propriétaire de L’Aire. Au fond, c’était plutôt comique, si on comparait Euphémie à Magdalena !

— Je vous assure, Mme d’Artois, avait dit Euphémie, un jour, que M. de L’Aigle nous a surpris grandement ! Ne voilà-t-il pas qu’il part, un beau matin, sans rien dire, et le lendemain, nous apprenons qu’il est marié, de la veille, à une jeune fille de la ville de Québec…

M. de L’Aigle a trouvé, probablement, qu’il n’avait de comptes à rendre à qui que ce fut, Mlle Cotonnier, avait répondu, un peu sèchement, Mme d’Artois.

— Oh ! Sans doute ! Sans doute ! Mais, pourquoi tant de… mystère, je vous le demande ? avait répliqué Euphémie, avec un petit rire désagréable, qui eut l’heur de déplaire à Mme d’Artois. Vous la connaissez bien Mme de L’Aigle, parait-il, Mme d’Artois ?

— Je la connais depuis l’enfance, avait répondu brièvement Mme d’Artois.

— Elle est très jeune, dit-on ; dix-huit ans au plus ? Et M. de L’Aigle qui certainement dépasse quarante ans ! Il est assez rare que ça fasse, ces ménages, où la différence d’âge est si grande. Ça tourne mal, généralement, ces sortes de mariages.

— Espérons que ça ne tournera pas mal, cette fois, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme d’Artois froidement. Mme de L’Aigle mérite d’être heureuse, et elle le sera, je n’en doute pas. Quant à M. de L’Aigle, je ne le connais pas ; mais…

— Vous le savez, sans doute, Mme d’Artois, on désigne le propriétaire de L’Aire sous le nom du « mystérieux Monsieur de L’Aigle », avait annoncé Euphémie, en riant, d’un rire quelque peu méchant.

— « Le mystérieux Monsieur de L’Aigle », dites-vous ? s’était écriée Mme d’Artois. C’est bien ridicule vraiment ! Je présume que, M. de L’Aigle, ne jugeant pas à propos de raconter ses affaires à tout venant, est soupçonné de cacher quelque chose ; d’avoir des secrets mystérieux à voiler. Ah ! Bah ! Je déteste les commérages, Mlle Cotonnier, et, laissez-moi vous le dire, quand on possède un peu d’éducation, on ne se mêle pas des qu’en-dira-t-on.

— Oh ! Bien ! Vous ne tarderez guère à vous en apercevoir, vous-même… Car M. de L’Aigle est… étrange, parfois, Mme d’Artois.

— Si je m’apercevais de quoique ce soit de ce genre, Mlle Cotonnier, avait répondu Mme d’Artois, je garderais mes réflexions pour moi-même… Et j’espère que vous ferez de même, dorénavant.

— Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous, que je sache, Mme la surveillante ! s’était exclamée Euphémie, pâle de colère. Et puis…

— Et puis, Mlle Cotonnier, rien n’est vilain comme de discuter, sous son propre toit, les faits et gestes de celui dont on mange le pain. Je verrai à ce que cette conversation ne se renouvelle pas, croyez-le !

Non, décidément, Mme d’Artois n’aimait pas Euphémie. Heureusement, se disait-elle, la secrétaire se tenait dans l’étude ou bien dans sa chambre à coucher et elle prenait ses repas avec les domestiques. Dans tous les cas, la surveillante se proposait de surveiller la secrétaire, et si Mlle Cotonnier essayait de se mêler de ce qui ne la concernait pas, Mme d’Artois conseillerait à Magdalena de la faire chasser de L’Aire.

— Rosine, dit, le lendemain de sa conversation avec Euphémie, Mme d’Artois à la fille de chambre, avez-vous déjà entendu parler du « mystérieux Monsieur de L’Aigle » ?

— Oui, Mme d’Artois, répondit Rosine, et fort souvent. Cependant, j’ai toujours trouvé cela un tant soit peu ridicule.

— Mais… Pourquoi le désigne-t-on ainsi, Rosine ? Le savez-vous ?

— Non, je ne le sais pas. Seulement, M. de L’Aigle est très froid, très réservé, très hautain, et c’est pourquoi on le taxe d’être mystérieux, sans doute.

— Vous avez raison, Rosine, et ce que vous venez de me dire me rassure. Voyez-vous, chère enfant, je n’aime guère ce qui est mystérieux…

M. de L’Aigle est un parfait gentilhomme, Mme d’Artois et je suis certaine que Mme de L’Aigle est la plus heureuse des femmes.

— Merci de me parler ainsi, Rosine ! J’aime tant Mme de L’Aigle et je la veux si heureuse !

— Tout de même, se disait la fille de chambre, ça ne doit pas être pour rien qu’on le nomme le « mystérieux Monsieur de L’Aigle » ! Mais ce n’est probablement qu’un préjugé et je suis certaine qu’elle sera parfaitement heu-