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le mystérieux monsieur de l’aigle

tourner dans les magasins cet après-midi. Je veux acheter des petits cadeaux pour nos domestiques ; ça leur fera tant plaisir. Nous accompagneras-tu ?

— Si tu voulais m’excuser, Magdalena, répondit-il ; je voudrais bien profiter de mon séjour ici pour assister à l’assemblée de notre club, encore aujourd’hui… Il y aura une conférence que je n’aime pas à manquer. Un astronome de renom doit parler et…

Magdalena fit la moue… presque. Aussitôt, pourtant, elle s’en repentit. Son pauvre Claude ! Bien sûr, il devait aimer à se trouver en compagnie d’autres hommes, de temps à autres ; ce serait vraiment égoïste de la part de sa femme d’essayer de le priver d’une distraction si légitime ! Quoiqu’elle fut excessivement désappointée du refus de son mari de l’accompagner, elle n’en fit rien paraître.

À deux heures, Claude partit « pour le fumoir, en bas » se dit Mme d’Artois et elle résolut de s’en assurer, donc, saisissant le premier prétexte venu, une demi-heure plus tard, elle descendit au premier étage, et s’arrêtant en face de la porte du fumoir, elle aperçut Claude de L’Aigle, installé, tout comme la veille, dans un fauteuil, à lire un journal.

— C’est la chose la plus curieuse ! se dit Mme d’Artois, lorsqu’elle fut de retour dans sa chambre. Les agissements de cet homme sont des plus étranges ! Pourquoi prétend-il courir à des assemblées et vient-il passer son temps dans le fumoir plutôt ? Pourquoi trompe-t-il sa femme ainsi ? S’il lui disait tout bonnement qu’il désire aller passer une heure ou deux dans le fumoir, en compagnie d’autres messieurs, il sait bien qu’elle n’y verrait aucune objection. Mais, voilà ; il faut qu’il… justifie ces voyages si mystérieux, qu’il est obligé de faire de temps à autre. Ces voyages… Dans quel but les fait-il ? Ah ! qui me le dira ?

La comédie de la veille se joua, de nouveau, au retour des deux femmes, ce soir-là, et Mme d’Artois, qui était, par-dessus tout, très franche, et qui aimait Magdalena plus que tout au monde, se sentait fort attristée, en songeant à l’avenir. M. de L’Aigle trompait sa femme ! Il avait des secrets pour elle ! Pauvre, pauvre Magdalena ! Si jamais elle avait le moindre soupçon sur le compte de son mari, elle serait la plus malheureuse des femmes !

— Mais je veillerai sur elle, sur son bonheur, se disait la dame de compagnie. La chère enfant qui m’a retirée de la pauvreté, alors que je vivais si misérablement, dans mon triste alcôve, en cette ville ! Je ne saurais oublier jamais ce que je lui dois, à moins d’être un monstre d’ingratitude, et si l’occasion se présentait, un jour, de lui prouver ma reconnaissance en la protégeant comme si elle était ma fille, je la protégerai.

Le lendemain matin, les de L’Aigle et Mme d’Artois quittèrent la ville de Montréal pour retourner à Saint-André. Claude eut un soupir de soulagement, lorsqu’il eut mis le pied dans le Pullman. Enfin, on allait partir !

Au moment où le train quittait la gare, un homme, rude d’aspect, arriva sur la plate-forme. Les yeux furieux, il examinait avec attention chaque wagon qui passait. Lorsque vint le tour du Pullman, plusieurs passagers virent cet homme lever le poing d’un geste menaçant ; ils l’entendirent aussi proférer des paroles, qui n’étaient pas des bénédictions. Tous ceux qui eurent connaissance de ce drame, se regardèrent, étonnés, semblant se demander, les uns les autres, lequel d’entr’eux l’individu menaçait ainsi. Bien vite, le wagon passa cependant, et bientôt, on perdit l’inconnu de vue.

En ce qui concerne ceux qui nous intéressent particulièrement, Mme d’Artois crut d’abord qu’elle avait été seule à avoir connaissance de l’incident que nous venons de citer. Cependant, ayant, presqu’insciemment, jeté les yeux sur Claude de L’Aigle, elle le vit devenir très pâle, tandis que son regard inquiet allait de l’inconnu à Magdalena ; comme il arrivait souvent, il voulait s’assurer que sa femme n’avait pas eu connaissance de ce qui venait de se passer ; mais cette dernière tournait le dos à la fenêtre et s’amusait à observer les passagers ; elle ne s’était apperçue de rien.

— Encore du mystère, se dit Mme d’Artois. Car, aussi vrai que le soleil se couchera ce soir, c’est M. de L’Aigle que cet homme menaçait du poing… Ciel ! Que peut donc avoir à démêler l’aristocratique M. de L’Aigle avec un individu de cette sorte ?

Mais s’apercevant soudain qu’elle avait les yeux fixés sur Claude et que celui-ci en avait connaissance, Mme d’Artois s’empara d’un journal et fit mine d’être très absorbée dans la lecture de ses colonnes.

VI

LA MALENCONTREUSE LETTRE

C’était certainement, nous ne pouvons trop le répéter, une vie monotone que celle que l’on menait à L’Aire, et si chacun n’eut eu des occupations pour se distraire, c’eut été quelque peu ennuyant. Il est vrai que Claudette égayait prodigieusement la maison. Claudette, que tous adoraient ; Claudette, à la voix de qui tous obéissaient, tous s’inclinaient. Claudette à trois ans ; mais c’était un prodige ! Elle était à croquer cette enfant, avec son babil si charmant, son rire si frais. Qu’eut été L’Aire, sans elle ? Aussi, tous, maîtres et domestiques, idolâtraient Claudette… excepté Euphémie Cotonnier ; cela c’est entendu.

Le temps avait passé vite, malgré tout, depuis le voyage que Claude avait fait, à Montréal, en compagnie de sa femme et de Mme d’Artois. Soit que le Club Astronomique n’eut pas eu d’assemblées importantes, depuis, soit pour toute autre raison, Claude de L’Aigle ne recevait plus de ces enveloppes longues et étroites contenant ces sortes de sommations, auxquelles il paraissait se croire obligé d’obéir.

Lorsque nous retrouvons nos amis, un soir du mois d’avril, ils sont à veiller dans le corridor d’entrée. Ils sont tous là ceux qui nous intéressent : Magdalena, Claude, Claudette et Mme d’Artois. Claudette n’aime guère à se coucher de bonne heure et elle sait fort bien le faire entendre à ses parents, en frappant le plancher de son pied mignon et s’écriant :