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le mystérieux monsieur de l’aigle

les épisodes de ma vie. Je n’ai plus et je n’aurai jamais de secrets pour toi. Vois-tu, Claude, reprit-elle, mon oncle Zenon m’avait conseillé de tout te dire, de ne pas me marier avec ce secret sur ma conscience… Sais-tu pourquoi je ne l’ai pas écouté ?

— Non, Magdalena, je ne le sais pas. Mais qu’importe après tout.

— C’est que je craignais de te perdre… Je me disais que tu ne voudrais pas épouser « la fille d’un pendu » pour parler comme les stupides gens de G….

— Ô ma chère bien-aimée ! Pauvre petite martyre va ! s’exclama Claude, en pressant sa femme dans ses bras.

— Claude, demanda-t-elle soudain, réponds-moi franchement ; m’aurais-tu épousée, quand même, si tu avais su…

Hésita-t-il avant de répondre ? Magdalena ne le saurait jamais au juste. Et puis, quand il aurait été muet durant l’espace de quelques secondes, ce mutisme ne pouvait-il être mis sur le compte des émotions de toutes sortes par lesquelles il venait de passer ?

— Si je t’aurais épousée quand même, ma chérie ? s’écria-t-il enfin. Peux-tu en douter ?… Ah ! oui, je t’aurais épousée, quand ça n’aurait été que pour réparer…

— Réparer ?… Que veux-tu dire, Claude ? s’exclama-t-elle.

— Mais… répondit-il, en bégayant un peu, je veux dire… pour réparer les injustices, le mal que t’a fait la vie, le monde, ma bien-aimée, ou plutôt, pour te faire oublier toutes tes épreuves, en t’entourant de soins et de tendresses…

— Ce que tu as si bien su faire, mon mari, interrompit-elle en souriant tendrement. Ô mon Claude, tu as toujours été si bon pour moi !

Quand Mme d’Artois apprit que le malentendu entre les deux époux n’existait plus, elle en fut très heureuse. Ça n’avait été qu’un nuage, après tout ; mais ce nuage avait menacé, pour un instant, d’assombrir leur ciel conjugal.

Ce printemps-là fut assez froid ; on se serait cru en automne plutôt. Il y eut cependant des jours ensoleillés où l’on sentait qu’il faisait bon vivre et où l’on était tenté de s’écrier avec le poète : « Oh ! Qu’il est bon Celui qui créa le printemps » !

Lorsque revint la date du 2 juin, on célébra le deuxième anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena. Ce fut une belle fête, encore, cette fois, quoique Mme de St. Georges ne vint pas surprendre ses amis à l’heure du dîner, ainsi qu’elle l’avait fait l’année précédente. Thaïs était partie pour l’Europe avec une de ses cousines, elle y serait un temps indéfini. Le docteur Thyrol et sa femme remplacèrent Thaïs ; ils vinrent dîner à L’Aire et y passer la veillée. Zenon et Séverin étaient aussi de la fête.

Il se faisait tard quand les invités retournèrent chez eux. Le médecin et sa femme acceptèrent de prendre place dans la voiture de Zenon et de Séverin.

— Sais-tu, Ernest, dit Mme Thyrol, lorsqu’elle et son mari furent de retour dans leur maison, ce soir-là, je crois que M.  et Mme de L’Aigle sont les gens les plus heureux du monde.

— Je le crois, moi aussi, répondit le médecin, Mme de L’Aigle est gentille et charmante ; quant à M. de L’Aigle c’est un parfait gentilhomme.

— Il est plutôt froid M. de L’Aigle, je trouve, et aussi très hautain cependant… N’es-tu pas de mon opinion, Ernest ?

— Peut-être as-tu raison, Leola ; mais il est fort agréable causeur et il est d’une hospitalité !…

— Je voudrais bien savoir pourquoi on le nomme si souvent : « le mystérieux M. de L’Aigle »… fit Mme Thyrol, songeuse. Il doit y avoir des raisons pour cela… J’espère, pour sa pauvre petite femme…

— Tut ! Tut ! dit le docteur Thyrol en haussant les épaules. Sornettes que cela, oui sornettes ! M. de L’Aigle est très réservé et on ne le comprend pas tout à fait, voilà tout ; c’est pourquoi on le taxe d’être mystérieux.

— Mais, Ernest, fit Leola, s’il y a du mystère quelque part, c’est triste pour cette pauvre petite Mme de L’Aigle, vois-tu…

Elle se tut subitement, car, ayant jeté les yeux sur son mari, elle venait de constater qu’il ne l’écoutait plus, et pour cause : il s’était endormi.

Après la fête anniversaire de leur mariage, la vie s’écoula sans incidents dignes d’être rapportés, pour Claude et Magdalena, jusqu’à la date du 20 juin quand survint quelque chose, que Mme d’Artois trouva pour le moins singulier.

On veillait sur la terrasse. Sur un rocher plat, tout près de l’eau, Magdalena était assise, Claudette endormie dans ses bras. Sur un banc rustique, non loin de la maison, Claude fumait un cigare dont l’arome s’élevait dans l’air pur du soir ; les yeux posés sur sa femme, il paraissait l’admirer, ainsi que l’enfant qu’elle berçait doucement. Au pied de l’une des colonnes supportant un des aigles de pierre, Mme d’Artois s’était installée ; elle tricotait des chaussettes pour sa petite filleule. Une grande tranquillité régnait partout.

Soudain, cette tranquillité fut interrompue par des pas s’approchant de la terrasse : c’était Eusèbe, revenant du bureau de poste ; il s’acheminait vers Claude de L’Aigle. Machinalement, Mme d’Artois suivait le domestique du regard. Elle le vit s’approcher de son maître, qui continuait à fumer. Mais tout à coup, le cigare s’échappa des lèvres de Claude et tomba sur le sol, puis ses yeux s’ouvrirent très grands, comme effrayés. Pourquoi ?… Qui eut pu le dire ? Il ne s’était produit rien que de bien ordinaire pourtant : Eusèbe venait de poser sur le banc des lettres et journaux, en disant :

— Le courrier, M. Claude !

Mais ces paroles avaient, assurément, une certaine signification pour Claude de L’Aigle, car, Mme d’Artois, qui l’observait, sans trop s’en rendre compte peut-être, le vit pâlir légèrement et échanger avec son domestique un regard plein de mystère. Elle le vit, ensuite, s’emparer de l’une des lettres qu’on venait de lui remettre et la glisser dans une des poches