Page:Bourgeois - Le mystérieux Monsieur de l'Aigle, 1928.djvu/106

Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
le mystérieux monsieur de l’aigle

— Si je suis pâle, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois, c’est que je suis menacée de la migraine, je crois. Quant à Magdalena, elle a besoin d’un peu d’exercice en plein air tout simplement.

Claude et Magdalena se rendirent jusqu’au Portage. En revenant, et au moment de passer près du Rocher Malin, Magdalena dit :

— Claude, pourquoi contournons-nous toujours ce rocher, plutôt que de passer devant ?

— C’est à cause de l’ombre qu’il projette, et qui effraie étrangement les chevaux. Ce n’est pas sans raison que ce rocher est désigné du nom de Rocher Malin, tu sais, Magdalena ; il a été cause de plus d’un accident, dit-on.

— Vraiment ? fit la jeune femme. Ça m’a l’air d’être un rocher comme un autre pourtant.

— Tiens, reprit Claude, regarde comme c’est curieux cette ombre qu’il projette ! Cette ombre, les chevaux ne se l’expliquent pas et ça les effraie énormément. Il est rare qu’un cheval passe devant le Rocher Malin sans prendre le mors aux dents, ou bien, il se jette dans le fleuve, avec celle ou celui qui le monte ou le mène, car, vois comme le chemin est étroit… et le fleuve est tout près.

— Ah ! Bah ! fit Magdalena. Albinos passerait devant le Rocher Malin sans faire de sottise, j’en suis sûre.

— Ce serait folie d’essayer cependant.

— N’est-ce pas, Albinos, que tu n’aurais pas peur de l’ombre du Rocher Malin ? dit-elle, en flattant le cou de sa monture. Je vais bien voir d’ailleurs ajouta-t-elle. Au revoir, Claude !

— Où vas-tu, Magdalena ? cria Claude, fou d’épouvante.

Mais déjà, elle avait donné à Albinos un léger coup de cravache et le cheval s’était élancé en avant du sinistre rocher, ou plutôt du rocher à l’ombre sinistre.

C’était un chemin excessivement dangereux, sur lequel ne passaient que peu de gens et Albinos fit bien des « cérémonies » avant de se décider à passer dans l’ombre projeté par le rocher : il se cabra tout droit, plus d’une fois ; il plongea ; il fit des sauts de côté, comme s’il eut voulu se jeter dans le fleuve ; de plus, il renâclait très fort, signe qu’il était véritablement effrayé. Mais Magdalena l’encourageait de la voix, et enfin, après avoir couru mille dangers dans l’espace de quelques secondes, elle arriva de l’autre côté du rocher, où Claude l’attendait, monté sur Spectre.

— Magdalena… balbutia-t-il. Pourquoi… as-tu agi ainsi ?

Claude était très pâle ; il était facile de deviner qu’il venait de passer par de terribles angoisses.

— Ô Claude ! répondit-elle, repentante tout de suite. J’ai voulu faire une expérience… J’étais sûre, d’ailleurs, qu’Albinos passerait devant le Rocher Malin et…

— J’ai cru que c’en était fait de toi, Magdalena ! fit Claude d’une voix tremblante. Je voulais te suivre ; mais Spectre n’a jamais voulu passer… Ma chérie, promets-moi que tu ne courras plus jamais de pareils risques.

— Je te le promets, Claude ! J’ai fait une sottise, je l’avoue ; j’ai risqué ma vie probablement, pour satisfaire une fantaisie. Quel égoïsme de ma part ! J’aurais dû songer à l’inquiétude dans laquelle tu serais, mon aimé… Tu me pardonnes, n’est-ce pas, Claude ?

— Te pardonner ! répondit-il en souriant, un peu tristement il est vrai, car il était encore sous l’effet de l’horrible peur que lui avait causé l’escapade de sa femme. Il n’y a rien au monde, non rien, que je ne serais prêt à te pardonner, ma Magdalena !

— Non, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement. Tu ne pourrais m’en vouloir longtemps pour quoique ce soit, hein, mon Claude ?

— T’en vouloir ? Jamais !

— Merci, mon cher aimé ! s’écria-t-elle. Je me souviendrai de cela, en temps et lieu et…

— Que veux-tu dire par ces paroles, chère enfant ? demanda-t-il en souriant.

Mais Magdalena venait de donner un commandement à Albinos, qui prit aussitôt un temps de galop, et Spectre suivit l’exemple de son compagnon.

Après le dîner, que les deux époux prirent seuls, car Mme d’Artois souffrait trop de la migraine pour se joindre à eux, Magdalena résolut de tout dire à son mari. Eusèbe était allé au bureau de poste ; il serait de retour bientôt avec les journaux… les journaux qui, sans doute, seraient remplis des détails du procès de Martin Corbot.

— Claude, dit-elle, en s’emparant du bras de son mari qui, debout près d’une fenêtre, regardait le coucher du soleil.

— Eh ! bien, ma chérie ? lui demanda-t-il, en entourant de son bras libre la taille de la jeune femme.

— J’ai… J’ai quelque chose à te dire, Claude, fit-elle, en appuyant sa tête sur l’épaule de son mari. C’est quelque chose qui… quelque chose que… que j’aurais dû te dire il y a longtemps ; même avant notre mariage…

— Hein ! s’écria Claude, assurément fort étonné d’un tel préambule.

— C’est à propos de… de… ce procès qui a lieu, de ce temps-ci… Tu sais… le procès de ce bossu… Martin Corbot…

— Ma chère Magdalena ! s’exclama Claude en riant. Que peux-tu bien avoir à démêler avec cette affaire, je te le demande ?… L’boscot, comme on l’appelle…

— Ce n’est pas du boscot que j’ai à t’entretenir, mon mari, mais de… d’Arcade Carlin… celui qui est mort sur l’échafaud, quoiqu’il fût innocent…

Claude jeta sur Magdalena un regard pénétrant et elle le vit pâlir légèrement.

— Je… Je ne comprends pas, Magdalena… Explique-toi, je te prie, balbutia Claude de L’Aigle, dont les lèvres devinrent soudain blanches comme de la cire.

— Arcade Carlin… fit Magdalena, les lèvres tremblantes, le visage très pâle, Arcade Carlin… cet innocent… ce martyr, était… était mon… mon père, Claude… Avant mon mariage, je me nommais véritablement Magdalena Carlin, quoique j’eusse pris le nom de mon père adoptif.

— Ô juste ciel ! s’exclama Claude.

Son bras quitta brusquement la taille de sa