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jacques et marie

développé la mienne ; et un jour, j’ai pensé que ce trésor de bien que je sentais naître en moi, par vos soins, deviendrait peut-être assez grand pour mériter de vous être offert en hommage… j’ai osé l’espérer. »

George s’arrêta ; Marie tressaillit et parut touchée ; son visage était devenu pourpre ; ses pas se ralentirent, et semblèrent irrésolus, mais après quelques instants, ils se raffermirent et parurent même se précipiter davantage. George avait suivi ses moindres mouvements, avec une angoisse indicible ; il tendait l’oreille pour compter et mesurer chacun de ses soupirs oppressés ; il tremblait à chacune des oscillations que décrivait sa taille ; il souffrait peut-être plus que Marie en la regardant aller ainsi, devant lui, victime pure, morne, chancelante, mais plus grande, plus noble, plus adorable sous le poids du malheur. Quand il remarqua l’altération momentanée qui se produisit dans sa contenance, il crut que ses dernières paroles avaient fait une impression favorable, et il attendit un mot, un regard… mais elle continua sa marche silencieuse, et il fut forcé de reprendre son récit.

— Le 25 août dernier, le conseil militaire s’assembla ; je dus y assister, malgré la répugnance que cela m’inspirait : j’avais le pressentiment d’une perfidie. On discuta les moyens à prendre pour accomplir votre expatriation : Murray et Butler, qui s’étaient entendus d’avance, proposèrent le plus lâche et le plus traître, celui qui devait vous prendre par surprise au moyen de la proclamation que vous connaissez. Je m’emportai d’abord contre un acte politique aussi inhumain, et ensuite contre un guet-à-pens aussi indigne d’une nation civilisée : on me traita de transfuge, on me menaça des arrêts, on me fit un crime de mes relations avec vos parents, enfin, je fus seul de mon parti, seul pour vous défendre : le projet infâme fut arrêté devant moi, on me désigna mon rôle ; je dus me résigner à servir à l’exécution de votre sentence, à porter pendant dix jours le secret de votre désolation. Et, si je n’ai pas brisé mon épée, Marie, si j’ai obéi, si j’ai souffert le supplice d’infamie que m’ont imposé mes chefs, quand toute mon indignation s’échappait de mon âme, quand ma main allait faire tomber sur vous la foudre, quand je savais qu’au jour de l’exécution je serais peut-être flétri pour toujours dans votre esprit, rejeté parmi les soldats sans honneur… eh bien ! savez-vous pourquoi, Marie ?… j’espérais vous sauver à ce prix !…

Dans le premier moment de trouble, je vous écrivis cette lettre qui n’a pas eu de réponse, cette demande en mariage que je croyais bien trop précoce ; mais c’était la seule et la plus sûre voie