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jacques et marie

la mort nationale. La France l’avait livré, il se croyait libre de ses premiers serments : sa patrie étant perdue, il croyait, en abandonnant les dix années de salaire que lui doit encore le roi de France, pouvoir offrir sans crime son travail et son amour à ce qu’il y a de plus sacré après la patrie, son père et sa fiancée… Et il espérait qu’après avoir trouvé la main qu’il avait cherchée pour en être béni, cette main ne le repousserait pas avec mépris !… Mon père !… Marie ! c’est moi qui fus autrefois votre Jacques : dites-moi si je dois être maintenant… heureux ou maudit ?…

— Heureux, aimé, béni ! n’est-ce pas, mon père ?… s’écria Marie en enlaçant le cou de son fiancé et celui de son père, et en unissant dans son étreinte leurs deux visages inondés de larmes.

— Oui ! ma fille, dit le vieillard à moitié suffoqué — C’est Dieu qui nous a vaincus tous les deux, mon bon Jacques, non pas les Anglais.

Après ces paroles, il se fit un instant de silence, pendant lequel ces trois infortunés retrouvèrent ensemble le sentier perdu de leur bonheur. Mais ils ne devaient pas y marcher longtemps unis.


X

Marie tenait toujours le vieillard embrassé, quand tout à coup elle sentit qu’il pesait de tout son poids sur elle.

— Vous faiblissez, lui dit-elle effrayée ; seriez-vous plus mal ?

Pour toute réponse, il s’affaissa sur son lit, et on l’entendit murmurer d’une voix qui s’éloignait :

— Mon Dieu, mon Dieu ! vous l’avez donc voulu !… pas un pied de terre ne restera à la France pour recouvrir mes os !… à quatre-vingt-dix ans, changer de patrie, oh ! c’est bien dur !… Il me semblait que c’était une sainte chose que l’amour de la France, et que vous ne l’aviez pas mis dans mon cœur pour l’arracher, pour l’outrager, pour le punir !…

Il se tut. Le Père de la Brosse s’approcha, lui prit la main et resta lui-même silencieux ; et malgré qu’il fît tous ses efforts pour ne rien laisser paraître de son trouble, il fut saisi d’une pâleur mortelle en constatant une perturbation fatale dans toute l’organisation de son patient : des commotions nerveuses agitaient toutes ses extrémités, ses lèvres et ses narines étaient violemment contractées, Jacques et Marie, penchés sur son front, dans une angoisse cruelle