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souvenir d’un peuple dispersé

naturelle et incisive du soldat, cette passion entraînante du patriote dévoué jusqu’à l’héroïsme, faisait de Jacques un orateur dans la belle acception du mot ; il avait oublié son rôle de simple historien pour parler comme le héros de son récit. Aussi, quand il vint à raconter la bataille de Sainte-Foye, Marie, abandonna sur son trépied le dernier chapon de sa basse-cour et vint s’appuyer au côté de la porte ; elle resta là tout le temps du récit, immobile et sans haleine, comme la femme de Loth après qu’elle eût regardé indiscrètement derrière elle. Sans la prévoyance de Wagontaga, qui veillait dans son coin à ne pas manquer de souper ce soir-là, et qui alla retirer du feu la volaille en danger, Jacques était cause que tout le monde allait jeûner, malgré toute la bonne volonté de Marie.

Lorsqu’il eut fini ce beau chapitre de notre histoire, le père Hébert lui ouvrit ses bras dans le transport de son admiration, et lui dit en sanglottant :

— Ah ! vous avez parlé comme mon fils l’aurait fait ! c’est la même voix !… les mêmes mouvements… la même ardeur… j’ai cru que c’était lui !… C’est ainsi qu’il aimait la France et qu’il haïssait les Anglais ! Ah ! avant que je revoie mon enfant, vous voulez me donner l’illusion de sa présence, me laisser croire que je l’entends et que je l’embrasse, pour prolonger ma vie jusqu’à lui ! Eh bien ! partagez mon cœur avec lui ; vous étiez deux frères d’armes, soyez deux fils dans mes bras ; et si je meurs avant qu’il n’arrive, dites-lui que j’ai cru le presser là, à votre place !…

Marie, de son côté, l’âme saisie par une exaltation indicible, regardait avec extase cet étonnant visiteur ; elle semblait tout à la fois entraînée vers lui par un ravissement d’une incompréhensible douceur, et repoussée par un doute accablant ; dans cet état elle restait immobile et palpitante, avide de nouvelles paroles. Aussi, à peine le père Hébert avait-il donné cours à son émotion, qu’elle s’empressa de reprendre la parole :

— Et qu’a-t-il fait ensuite, qu’a fait votre armée ?… Ne craignez pas de nous fatiguer.

— Notre armée ?… dit Jacques avec étonnement, mais n’avez-vous pas su ?…

— Nous avons su, dit son père, qu’elle avait quitté Québec au printemps, sans doute pour venir rosser les envahisseurs arrivés dans cette partie-ci du pays. Eh bien ! notre victoire a-t-elle été complète ? sommes-nous enfin délivrés de leurs insultes et de leurs ravages ?… Nous attendions nos jeunes gens pour tout apprendre.

— Ah ! notre armée… dit Jacques avec hésitation, notre armée, elle n’existe plus !