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jacques et marie

— Oui, dit aussitôt le religieux, avec une feinte sévérité, vite, monsieur, dites à ces pauvres cœurs que vous ne venez pas leur apporter de vaines espérances, et, qu’inspiré par une fausse pitié, vous ne vouliez pas tromper leur douleur en accréditant des rumeurs qui peuvent être incertaines.

— Je vous le jure, dit Jacques avec énergie, votre enfant, votre frère vît encore ; j’ai servi avec lui jusqu’à ces jours derniers ; loin d’avoir été exécuté par les Anglais, il leur a bien rendu le mauvais quart-d’heure qu’ils lui avaient fait passer a Grand-Pré.

Alors il raconta toutes les circonstances de sa délivrance, appuyant avec intention sur les détails qui concernaient sa fiancée, louant avec effusion son dévouement et ne se ménageant pas à lui-même la censure que méritaient ses soupçons injustes et sa conduite cruelle envers elle. L’entrain et la passion qu’il mit dans cette narration, l’exactitude avec laquelle il décrivit les moindres circonstances de cet événement qui étaient restées gravées vivement dans la mémoire de Marie, ne pouvaient laisser subsister le doute. Quand il eut fini, la jeune fille, entraînée par cette confiance qu’on éprouve pour ceux qui vous rappellent avec sympathie les souvenirs les plus sensibles de votre cœur et qui se font les messagers du bonheur qui vous revient, Marie saisit les deux mains du narrateur et lui dit avec l’accent de la plus touchante émotion :

— Merci ! monsieur, merci ! Oui, tout cela est bien vrai ; excepté ce que vous avez dit des soupçons injustes et de la conduite cruelle de notre Jacques : ah ! non, il n’a pas été cruel ; il était malheureux et il aimait la France jusqu’à l’aveuglement ; il a cru aux apparences ; si vous aviez été à sa place, vous en auriez fait autant. Ah ! monsieur, que vous nous apportez de bonheur pour le mauvais grabat que nous allons vous donner !… Eh ! croyez-vous que nous pourrons le revoir bientôt ?… connaît-il le lieu de notre existence ?… pourra-t-il nous trouver ? pourrons-nous lui faire parvenir un message ?…

Jacques tressaillait à cette tendre pression qu’imprimaient sur ses mains celles de sa fiancée, et il était près de tomber à ses genoux. Mais le Père de la Brosse appuyait toujours sur lui son poing vigoureux comme pour lui dire : — pas encore. — Heureusement que dans ce moment, le feu de la cheminée s’était presqu’entièrement assoupi sous sa cendre, et que le temps et la conformation de son uniforme avaient apporté assez de changements dans sa physionomie pour tromper l’œil d’une ancienne connaissance dans cette demi-obscurité ; autrement, il n’aurait pas pu garder plus longtemps l’incognito, tant Marie tenait avec persistance le regard fixé sur lui. Il lui répondit donc, en faisant un effort sur lui-même :