Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
jacques et marie

ment et par la pénible indifférence avec laquelle le gouvernement avait vu tant de sacrifices ; la carrière militaire n’avait plus pour lui de but, il ne tenait pas à la poursuivre sur un autre continent et contre d’autres ennemis ; il ne s’était fait soldat que par haine contre les Anglais, et pour défendre ses foyers, il était maintenant, rassasié de cette tuerie que n’avait pas voilée les fumées de la gloire, et qui n’avait pu détourner aucun de ses malheurs ; il ne pouvait pas se faire à l’idée que cette terre qui lui avait donné une substance, un ciel, un espace, des eaux, une manière de vivre devenus propres à ses sens, n’était plus la patrie.

— Oh ! si j’avais la certitude, s’écriait-il en ce moment, de retrouver, au fond de quelque solitude, mon vieux père et Marie !… J’y fixerais ma vie, et ce serait encore là du bonheur ! Il nous sera facile, durant bien des années, dans ces forêts sans limites, de cacher notre existence et d’ignorer le joug du conquérant ; nos enfants qui n’auront pas servi d’autres drapeaux verront arriver le nouveau au milieu des travaux de la paix et ils ignoreront, eux, sur quelle cendre il a passé, et quelles ruines il a laissé derrière lui !… le décret de la Providence n’aura déchiré que nos entrailles, il ne laissera à notre postérité que des regrets… Mais ce serment ! ce serment qu’il me faut, avant tout, aller proférer pour moi et pour eux, que je ne puis éluder, qui va lier mes pensées, mon bras, mon sang ! Oh ! qu’il m’est dur d’imposer cela à ma conscience, de river ce lien sur mes reins et sur mon cou !… et si, après m’être enchaîné, je ne retrouve jamais dans ces espaces immenses ni mon vieux père, ni Marie, ni aucuns des miens, s’ils ont suivi des routes inconnues, s’ils n’existent plus !… oh ! alors, mon Dieu ! vous me soutiendrez !…

En articulant ces paroles, Jacques promena un instant son regard sur cet horizon plat qui s’étend autour de l’île de Montréal jusqu’à l’infini, et qui à cette époque devait apparaître comme un océan de verdure, et il sembla demander à cette immensité quel gage de bonheur elle réservait à ses espérances. Puis il tira de sa poche cette lettre de Winslow que George lui avait remise devant Québec. Il l’avait si bien et si souvent fait traduire, depuis, qu’il la lisait et la comprenait maintenant comme s’il eût toujours possédé la langue anglaise ; il se mit donc à la parcourir pour la centième fois et à en méditer chaque point avec une grande attention.

Nous allons la lire avec lui :

« Mon cher Capitaine,

« Depuis notre départ, nous n’avons pas cessé de nous occuper de vos protégés et nous avons usé largement des moyens que vous