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souvenir d’un peuple dispersé


V

Les Anglais étant entrés dans Québec, il fallait que Lévis entreprit un siège ; un siège !… avec quoi ?… Avec du courage, de l’énergie, de la patience, avec de l’héroïsme, sans doute : mais notre armée était réduite à quelques bataillons ; elle avait apporté de Montréal ses rations mesurées pour quelques semaines, et elle attendait de France la grosse artillerie de siège pour démanteler une ville qu’il lui faudrait rebâtir aussitôt après l’avoir prise, pour y subir lui-même d’autres assauts. Cependant Lévis ne balance pas ; il jette autour des remparts cette poignée de monde, et il fait commencer les tranchées : il comptait sur la Providence — les colons étaient habitués à tout attendre d’elle il espérait encore recevoir des secours de la France ; — On croit si difficilement à l’abandon d’une cause à laquelle on a tout sacrifié soi-même ! Tout dépendait de la promptitude que notre métropole ou l’Angleterre mettrait dans l’expédition des envois de troupes. La première flotte venue devait décider du sort de l’une et de l’autre armée. Un jeu du vent et de la mer permis par les décrets de Dieu allait régler définitivement notre avenir national. Qui sait avec quel intérêt nos hommes se mirent à étudier le ciel et l’océan dans la direction de la France ?… Un nuage à l’orient, une houle menaçante qui courait sur le golfe, faisait battre leur cœur. Leur dernier regard, le soir, se portait à l’horizon, et leur premier, le matin, se fixait encore sur cette ligne incertaine qui cachait leur destinée.

Lévis réussit à faire arriver sur les lieux une quinzaine de canons : c’était des petites pièces insuffisantes à faire brèche. Elles étaient pourtant encore trop nombreuses pour les munitions qu’elles pouvaient consommer. On fut réduit à ne faire tirer à chacune qu’un boulet par heure. C’était se contenter de dire aux Anglais que la France était encore là ; ils répondaient à ces faibles efforts par la voix de cent quarante bouches à feu de grand calibre. Il fallait qu’ils fussent eux-mêmes bien réduits, ou devenus bien prudents pour ne rien tenter de plus contre des assiégeants en pareil désarroi. Ce n’était pas là un siège, c’était une trêve forcée, un repos de lutteurs atterrés.

Un soir, on vit dans le lointain une voile qui s’avançait sous le soleil couchant, un côté dans la lumière, un côté dans l’ombre, image du sort contraire qu’elle apportait à chaque armée. C’était