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jacques et marie

étouffé dans tes bras !… Et pourquoi donc voulais-tu le sauver ? Tu n’es donc pas un Anglais ?…

— Oui, je suis Anglais et j’ai voulu le sauver… je ne vous dis pas cela parce que vous me menacez de m’enlever le reste d’une vie misérable à laquelle je ne tiens plus, mais parce que c’est la vérité… j’aimais ce pauvre Antoine Landry !… mais il était trop tard… le fer qui l’avait frappé traversait son corps, je venais moi-même d’être blessé, je n’ai eu que le temps d’arracher l’arme de la plaie et de me jeter sur sa poitrine pour empêcher le sang de sortir : je voulais aussi mourir sur un cœur ami ; un cœur qui ne pût me maudire, comme vous venez de le faire, M. Jacques !… Et puis, j’aurais voulu lui parler avant qu’il ne mourut… j’aurais voulu lui parler de vous et de Marie… lui dire…

— Mais je ne me trompe donc pas… interrompit Jacques, frappé et retenu par ces paroles et cette voix qui lui rappelaient une ancienne connaissance ; — c’est bien vous, capitaine Gordon, que je revois ainsi !… Pardonnez au premier transport d’une douleur cruelle.

George, qui avait articulé avec effort les quelques phrases que nous avons entendues, fut pris d’une grande faiblesse ; tout son corps se couvrit d’une sueur froide ; Jacques crut qu’il allait rendre le dernier soupir. Durant cette syncope, il étendait toujours sa main vers celui-ci comme pour vouloir l’attirer à lui, et il prononça plusieurs fois ces mots à travers un balbutiement inintelligible :

— Jacques Hébert !… Marie !… Mon Dieu !… Winslow !… Où suis-je ?…

Le capitaine Hébert lui couvrit le front de neige, lava son visage que le sang voilait complètement, et il chercha sur son corps pour s’assurer s’il n’avait pas d’autres blessures graves, afin de les panser à la hâte. Une balle lui avait traversé le cou, au-dessus des clavicules, deux autres avaient pénétré dans le ventre à la base du foie.

— En voilà plus qu’il n’en faut pour le tuer, dit Jacques à ses compagnons. Faites un brancard avec vos fusils et nous allons le transporter avec le corps d’Antoine à l’hôpital-général.

Cet ordre s’exécuta sur-le-champ. Le trajet qu’il leur fallait faire était long et difficile, avec un pareil fardeau. Ils n’en avaient pas franchi la moitié, que le capitaine Gordon fut saisi d’un frissonnement convulsif à la suite duquel il reprit connaissance avec un peu de vigueur ; et il fit signe à ses porteurs de s’arrêter.

— Où me conduisez-vous ? dit-il.

— À l’hôpital, répondit Jacques, pour vous faire donner les soins que reçoivent nos officiers.