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souvenir d’un peuple dispersé

extrémités inférieures. Il lui fut facile de reconnaître son pauvre lieutenant. Il se hâta de le dégager, pour l’emporter et s’assurer s’il vivait encore ; et dans son tendre empressement, il s’aperçut à peine qu’il était étroitement serré dans les bras d’un officier anglais, celui probablement qui lui avait porté le coup fatal : la mort retenait dans un embrassement éternel ces deux ennemis qui s’étaient joints pour se tuer !… L’Anglais était couché la face contre le Français, et comme il était plus grand, il le dépassait de toute la tête. Jacques le repoussa rudement et, saisissant son ami, il essaya de retrouver sur ses lèvres et sur son cœur les indices de la vie ; mais il ne s’y révélait ni respiration ni battement de cœur : le visage conservait seulement l’incarnat que donne l’action, il était froid ; le torse portait sur le côté un trou béant, qui semblait avoir été fermé jusqu’alors, car il s’en dégorgea, dans ce moment, un ruisseau de sang.

— Encore un ! s’écria Jacques, en pressant sur sa poitrine le cadavre insensible. Encore celui-là !… Il faut donc qu’ils me soient tous enlevés, et que mon cœur reste sans affection !…

Après ces paroles, il demeura un instant à regarder cette figure, image d’une autre plus chère encore et dont il allait perdre avec celle-ci le dernier souvenir vivant ; puis se levant par un de ces mouvements passionnés qui lui étaient naturels, il s’écria en brandissant son coutelas :

— Maudits Anglais ! que vous m’aurez fait de mal !…

Et en articulant cette imprécation, ses yeux s’arrêtèrent sur l’officier ennemi qui n’était plus gisant devant lui, mais à genoux et assis sur ses talons. Pendant l’instant de contemplation navrante que Jacques avait donné aux restes de son ami, l’Anglais, qui n’était que blessé, ranimé sans doute par la secousse qu’il venait d’éprouver, s’était relevé peu à peu, et en apercevant le groupe pitoyable que formait P’tit-Toine dans les bras de Jacques, il s’était arrêté à les considérer avec un regard vitré et comme perdu dans le vague de l’oubli. Il était horrible à voir ; une blessure lui séparait presque le visage en deux, mutilant le nez et les lèvres de manière à leur ôter toute forme humaine.

Jacques, dans son premier mouvement, sans considérer qu’il avait devant lui un ennemi vaincu et blessé, se précipita vers cet adversaire impuissant, et levant sa terrible lame, il s’écria :

— Et c’est toi, misérable, qui l’a tué !…

— Non, capitaine Jacques Hébert, répondit l’officier d’une voix calme et dans un français irréprochable, j’ai voulu le sauver !…

— Tu as voulu le sauver, toi ?… le sauver ?… mais tu le tenais