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souvenir d’un peuple dispersé

toutes les privations avait anéanti toutes les forces de leur âme ; plusieurs n’étaient plus que des machines hideuses qui marchaient par le seul instinct de la vie : les plus forts traînaient les plus faibles, et quand ils n’en pouvaient plus, ils s’arrêtaient et ils attendaient que la mort les délivrât de leur fardeau, puis ils essayaient de continuer ensuite leur route ; c’est ainsi que beaucoup déposèrent au bord des sentiers sauvages qu’ils ne revirent jamais, un enfant, une mère, un vieillard, une épouse !… semence d’affections qui ne rapportait que des larmes…

La petite troupe de M. de Boishébert accueillit ces malheureux et leur partagea sa ration. Le commandant en fit transporter une partie jusqu’à Québec. Mais à la chute de Louisbourg, il se vit de plus assailli par tous les anciens émigrés qui s’étaient fixés sur l’île St.-Jean (du Prince-Édouard), au Cap-Breton et sur les côtes du golfe St.-Laurent. Cette fois, c’étaient des villages entiers qui se dépeuplaient. Craignant les atrocités qu’avaient subies leurs frères de l’Acadie, et qu’éprouvèrent ceux qui restèrent derrière eux, ces pauvres gens venaient en foule s’abriter sous un drapeau qui s’en allait, et demander protection contre une armée, à deux cents hommes qui pouvaient à peine se nourrir !

M. de Boishébert, voyant tout perdu sur cette frontière, se repliait sur Québec, devant la flotte et la division de terre qui venaient mettre le siège devant cette ville. Les Acadiens s’attachèrent à ses pas, mais c’était pour mourir en suivant les couleurs de la France ; car bien peu de ceux-là parvinrent à la capitale ou réussirent à se soustraire à la haine insatiable de leurs persécuteurs. On en compta trois cents qui tombèrent sur les grèves arides, dans leur épuisement et leur lassitude, et qui ne se relevèrent jamais ; et combien d’autres expirèrent, que personne ne compta ? Tous ne suivaient pas immédiatement le camp français ; quelques-uns s’attardaient, d’autres n’avaient pas réussi à le joindre : quand on demande aux statistiques anglaises et françaises de ce temps les noms des six à sept mille habitants qui disparurent à cette époque, de ces nouvelles provinces conquises par la Grande-Bretagne, on trouve bien des absents, bien des disparitions ; et il est au moins permis de demander aux bourreaux de l’Acadie : « Qu’avez-vous donc fait de ceux-là ?… que sont-ils devenus ?… » car c’est encore à la lueur des villages incendiés par les troupes de Wolfe que M. de Boishébert ramena son petit détachement au camp de Montmorency.

D’autres brigands, dignes émules des Lawrence et des Murray, inscrivaient leurs noms sur des champs nivelés par le feu, tout le