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jacques et marie

faim plutôt que de subir le joug des Anglais ! — Nos mœurs se sont bien radoucies ; il y en a maintenant qui se rendent avant d’avoir faim.

Le général Murray, en entrant dans la ville, fut obligé de faire distribuer du biscuit aux habitants : ils n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures ; et les troupes se mirent à relever quelques habitations, sans céda elles n’auraient pas pu se loger durant l’hiver…[1]

Pendant ces cinq années de labeur, on entendit parler bien peu des proscrits acadiens, et il fut difficile de leur porter secours ; que dis-je ? on put à peine songer à eux, et si Jacques pensa souvent à Marie, il désespéra plus que jamais de la rencontrer de nouveau ; il voyait l’espace qui le séparait d’elle s’élargir toujours davantage et se remplir d’obstacles de plus en plus insurmontables. Lorsqu’au Canada, les hommes valides, placés dans de meilleures conditions, ne voyaient plus le jour où ils s’arrêteraient pour reposer leurs têtes, sécher leurs sueurs, reprendre la vie tranquille avec ses jouissances, bâtir le toit de leurs amours et le berceau d’une postérité nouvelle, quels rêves heureux pouvait édifier ce malheureux exilé ?


II

Avant d’arriver à l’époque où je dois reprendre le récit des événements de sa vie, je dois dire, en peu de mots, quel chemin il suivit durant cette période historique dont je viens d’esquisser le tableau.

Ayant quitté pour toujours les côtes de l’Acadie, il rejoignit après dix jours de séparation, avec P’tit-Toine et sa troupe expéditionnaire, le corps de M. de Boishébert. Ces dix jours allaient désormais compter dans sa vie plus que toutes ses années !…

Pendant plusieurs mois, il vit venir de tous côtés des fractions de familles, débris des populations de Port-Royal et de Beau-Bassin échappés aux fureurs des Anglais ; ils arrivaient à moitié nus, se traînant à peine dans les boues d’automne, sur des chemins de neige, avec des figures livides, décharnées, un aspect de spectre ; ils parlaient comme des insensés ; l’excès de toutes les douleurs, de

  1. Je dois avertir la lecteur peu familier avec l’histoire du Canada, que le général Murray, que nous retrouvons ici, n’est pas le même qui a joué un si triste rôle en Acadie.