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souvenir d’un peuple dispersé

d’Europe ces pauvres batailleurs du désert ? — ils allaient revoir pendant quelques jours la désolation de leurs chaumes ; c’était leur récompense : vaincus, expirants, ils ne songeaient pas à se rendre, mais ils appelaient encore du secours ; ils criaient à la France : « Du pain ! du pain et seulement quelques bras !… »

Ils attendirent durant des années entières, l’arme à l’épaule, jusqu’à la dernière charge de fusil, jusqu’à la dernière bouchée, ce pain et ces quelques bras qui ne vinrent jamais… Et pendant ce temps-là, les femmes et les religieuses pansèrent les blessés avec leur linge de corps, les soldats bourrèrent leurs canons, sur les ruines de leurs remparts, avec leurs draps de lit et leurs chemises ! La conquête nous prit presque nus. Ces héros qui se dressaient devant le monde pour soutenir sur leurs reins un empire immense qui leur échappait par lambeaux, étaient vêtus comme des mendiants ; les rayons de leur gloire s’échappaient à travers les trous de leurs haillons !

Malgré les victoires de la Monongahéla, d’Oswégo, de William-Henry, de Carillon et de Montmorency, où nos soldats combattirent toujours un contre cinq, attaqués tous les ans par trois armées qui se décuplaient quand les nôtres se décimaient, nos défenseurs virent tomber un à un ces remparts qu’ils avaient jetés à travers l’Amérique, depuis le golfe St.-Laurent jusqu’au Mississipi. Louisbourg, cette sentinelle du Canada, placée sur l’océan à l’embouchure de notre unique artère, fut pris et rasé ; les forts Frontenac, sur le lac Ontario ; Duquesne, dans les vallées de l’Ohio ; Carillon et St-Fréderic, sur les lacs Champlain et St.-Sacrement ; Niagara, sur la route du Détroit, furent tous abandonnés, occupés par l’ennemi, ou détruits : nous avions perdu cette ligne de défense ; les lacs et la mer, la route de France et de la Louisiane nous étaient également fermés. À mesure que notre phalange voyait les gardiens de ses avant-postes écrasés sur la frontière, elle se resserrait sur le cœur de la patrie. Enfin, Montcalm, ce dernier chevalier de l’ancienne France, tomba avec la fleur de ses officiers et une partie de son armée sur les plaines d’Abraham ; et Québec, abandonné de son gouverneur, presque sans garnison, encombré de ruines et vide de provisions, avec une population sans toit, qui, à la suite des bombes des Anglais, voyait arriver les rigueurs de l’hiver, n’attendant plus aucuns secours avant le printemps, Québec ouvrit ses portes au vainqueur. Cette citadelle fameuse, l’unique et dernier point d’appui de la puissance française en Amérique, était perdue.

On appela cela un acte de trahison, de lâcheté !… À cette époque, dans notre pays, on était déshonoré quand on ne savait pas mourir de