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souvenir d’un peuple dispersé

avançait les coudes sur la table, on se prenait par la taille pour se faire des confidences à tue-tête, on jetait les bouteilles sur le côté quand elles étaient vides, sans égard pour la célébrité de leurs blasons. On avait bu au bonheur du roi, à celui de la famille royale, au royaume-uni, à la Nouvelle-Angleterre et à chacune des provinces britanniques en particulier ; à la galante armée de terre, à la galante marine, à l’héroïque milice coloniale et à son commandant Winslow, qui contribuaient si puissamment à l’œuvre importante qu’on allait bientôt terminer ; et l’on était loin d’avoir épuisé la liste des santés : quelqu’un venait de proposer celle de Lawrence, Boscawen et Moystyn, noble trinité qui avait décrété d’abord la perte des Acadiens, quand Jacques, après avoir jeté un regard attentif autour de la maison, fit quelques pas dans la cour avec P’tit-Toine et lui dit à l’oreille :

— Tu le vois, personne ici pour nous arrêter… les sentinelles sont sur le devant… Ouvre la barrière du jardin, prends par l’allée des lilas qui touche au pignon de la maison, et vas t’assurer du nombre des sentinelles et de leurs mouvements ; en revenant, arrête-toi dans toutes les croisées de ce côté là, et regarde bien dans tous les appartements pour t’assurer s’il ne s’y trouve ni prisonniers ni soldats ; s’il le faut, grimpe dans les croisées pour mieux voir ; le feuillée qui y forme des rideaux épais ne peut permettre que tu sois vu… Vas, je te donne dix longues minutes pour tout examiner ; tu vois que j’ai confiance en ton habileté et dans ton courage, maintenant !

— Merci, mon Jacques.

P’tit-Toine, là-dessus, s’éloigna d’un pas félin, et Jacques vint passer lui-même sous les ouvertures qui faisaient face à la grange ; il se fixa un instant devant chacune d’elles, plongeant avidement l’œil à l’intérieur, dans tous les sens. Les portes des chambres étaient peu nombreuses et pour la plupart entr’ouvertes, de sorte que la lumière qui venait du passage ou des pièces principales les éclairait suffisamment pour permettre d’y découvrir tout ce qu’elles renfermaient.

Après avoir rempli minutieusement son importante mission, P’tit-Toine rejoignit son chef devant une des fenêtres du réfectoire.

— Eh bien ! lui dit Jacques à voix basse, as-tu tout vu ?…

— Oui, tout ce que j’ai pu, avec mes deux yeux.

— Combien de sentinelles ?

— Deux seulement, devant les portes, fatiguées et sans soupçons, et qui semblent s’ennuyer beaucoup de se voir tomber tant d’eau sur le dos quand il coule tant de vin dans le ventre de ces messieurs