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souvenir d’un peuple dispersé


XXV.

À leur retour, ils retrouvèrent celui qu’ils avaient laissé assis sur le banc et dont ils n’avaient pas voulu troubler la sombre méditation ; mais il était debout, marchant ferme et à grands pas, comme s’il n’eût jamais été blessé : cependant, il avait reçu, la veille, deux balles dans la cuisse, en outre d’une entaille qu’il portait depuis quelque temps sur la poitrine. Son manteau sauvage ne se drapait plus étroitement sur sa taille, mais volait au vent, comme une aile d’aigle immense ; ses traits, à demi effacés jusqu’alors dans sa pose rêveuse et sous les plis de son vêtement emprunté, se révélaient avec toute leur énergie, et son regard jetait au brasier qu’il contemplait de temps en temps avec haine et envie, plus de feu et plus d’éclairs qu’il n’en avait vu jaillir ; il semblait lui demander de lui rendre l’édifice de son bonheur. En voyant revenir ceux qu’il appelait de temps en temps ses sauveurs, ses frères, il leur montra une couronne de fleurs blanches tachée de sang et de boue, qu’il venait de trouver dans les broussailles, près de son siège, et il leur dit pour la centième fois :

— Malheureux ! pourquoi ne l’avez-vous pas sauvée, elle, elle seule ?…

— Mon pauvre Jacques, faut-il te le répéter ?… quand nous t’avons enlevé, Marie était déjà dans sa maison, et nous avions toute une compagnie entre nous et elle… et puis, il fallait aller te déposer en sûreté dans notre campement ; tu te traînais à peine ; tu voulais revenir vers les Anglais, et nous ne pouvions t’empêcher de crier : « Laissez-moi ! laissez-moi ! je veux mourir ajec elle ! » Nous avons été obligés de te mettre la main sur la bouche pour te réduire au silence… Quand nous voulûmes revenir pour tenter un nouveau coup de main, nous trouvâmes partout des patrouilles et des sentinelles sur le qui-vive ; ta disparition avait semé l’alarme dans tous les corps de garde, nous dûmes renoncer à tout nouveau projet.

Jacques écouta ces paroles d’un air distrait ; puis il reprit à se promener comme un insensé. Les autres s’arrêtèrent à le regarder avec pitié : ils doutèrent pendant quelque temps de son état normal. P’tit-Toine s’approcha enfin de lui, et lui dit sur le ton le plus insinuant :

— Allons, frère, il faut nous éloigner ; garde tes forces pour le voyage.