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souvenir d’un peuple dispersé

— Non, vieux Farfadet, reste ici ; puisque tu es le seul qui puisse maintenant nous apporter une vieille amitié, sois le bienvenu : je te porterai plutôt, s’ils craignent tes indiscrétions ; mais tais-toi, tais-toi ; autrement, vois-tu, je serai forcé de te presser encore !…

Alors, ces hommes, dont il était encore impossible de préciser le nombre et de distinguer la figure et les habits, entrèrent dans l’ombre que projetait jusqu’à la rivière le bosquet d’ormes, placé entre celle-ci et le brasier où achevait de se consumer la maison de Marie. Ils marchèrent aussitôt dans la direction du groupe d’arbres, redoublant de vigilance, restant soigneusement dans les limites de l’ombre qui les enveloppait comme un rideau funèbre ; car les ténèbres étaient si profondes que le regard ne pouvait les percer là où n’arrivaient pas les reflets de l’incendie ou des nuages illuminés : le ciel ne laissait voir à la terre aucuns de ses astres protecteurs ; il s’était complètement voilé.

La bande joignit ainsi le tertre vert et s’y établit en éclaireur durant quelques instants. Ce point était tout-à-fait favorable à une étude secrète des lieux, qui ne paraissaient pourtant pas étrangers à la plupart de ces explorateurs ; il était bien abrité, isolé du village et il dominait tous les quartiers importants.

Pendant un quart-d’heure d’observation, il fut facile à ces yeux aguerris de constater que personne ne s’attendait à leur visite, et que si quelqu’un courait le danger d’être surpris, ce n’était pas eux… Aucune forme humaine ne frappa leurs regards au milieu de ce désert, et ils n’observèrent d’autres lumières que celles qui s’échappaient encore faiblement des ruines de chaque maison ; cependant, dans les fenêtres du réfectoire du presbytère ils crurent distinguer la lueur vacillante de quelques bougies et un peu d’agitation à l’intérieur, mais la distance était assez grande pour causer de l’illusion ; ce pouvait être les reflets des feux voisins. D’ailleurs, on avait là l’habitude de dîner tard… et à cette heure il était raisonnable de croire que l’état-major ne pouvait inspirer de crainte.

— Allons, dit une voix, assez haut, les tigres dorment, les loups peuvent donc sortir, ils ont le champ libre…

— Excepté les gros de là-bas… répondit une autre voix, moins vigoureusement timbrée.

— Oh ! pour ceux-là, dit le premier, ils se sont eux-mêmes rogné les griffes.

Aussitôt douze figures d’hommes se dessinèrent vaguement au bord de la feuillée. Celui qui s’avança le premier marchait en s’aidant d’un fusil pour soulager une de ses jambes qui semblait ne le servir