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jacques et marie

mais par un temps semblable, à une pareille heure, la chose devenait d’une impossibilité absolue. Les oies du capitole y auraient été trompées. Il est vrai qu’elles n’ont donné, depuis l’existence de leur espèce, que cette célèbre preuve de leur finesse, et elle n’a pu établir leur réputation. D’ailleurs, quand même elles se seraient égosillées, ce soir-là, il est probable que leur voix n’aurait pas été entendue, car la garnison s’était couchée avec trop de sécurité pour se troubler de si peu ; de plus, tous les animaux n’avaient cessé depuis plusieurs jours de faire entendre leurs cris d’alarmes, et dans ce moment leurs clameurs étaient générales.

Réunis en grand nombre autour des cendres de leurs étables, les uns erraient inquiets, les autres regardaient avec effroi les lueurs agitées de l’incendie. C’était encore un spectacle touchant, après les scènes de la journée, de voir ces pauvres bêtes, qu’on avait pourtant bien négligées depuis quelque temps, venir seules gémir sur la désolation de leurs chaumes et le départ de leurs maîtres. Pendant que les Anglais s’endormaient près de là satisfaits de leur mauvaise action et indifférents à ses cruels résultats, les bêtes, plus sensibles, venaient rendre au malheur les devoirs de l’humanité… Haliburton dit qu’elles restèrent ainsi, pendant plusieurs jours, clouées sur ces chères ruines, sans songer à retourner au pâturage ou à l’abreuvoir. Elles s’appelaient ou se répondaient d’un troupeau à un autre, par de longs gémissements, se confiant ainsi leur douleur commune. Les chiens flairaient avec impatience les derniers pas de leurs maîtres, puis les suivaient jusqu’au rivage où ils finissaient par les perdre ; là, après s’être agités pendant quelque temps, avoir aboyé aux vagues furieuses qui menaçaient de les engloutir, ils revenaient plus tristes, plus mornes, s’accroupir devant l’endroit qui avait été le seuil de leur maison.

Celui de la fermière de Marie, déjà caduc, venait de se blottir ainsi dans la cendre, presque sur les tisons, las de recherches et de hurlements, n’attendant plus que sa dernière heure, quand il se leva tout à coup comme pris d’une inspiration plus heureuse, et il se précipita, avec toutes les démonstrations de la joie et les notes les plus argentines qu’il put trouver dans son timbre cassé, du côté où s’avançaient nos maraudeurs nocturnes. Un « vas-te-coucher ! » articulé par la bouche et le pied, avec autant d’énergie que pouvait le permettre la discrétion la plus circonspecte, fut la seule réception que fit au caniche trop expansif un des hommes de la troupe. Mais un autre, saisissant l’excellente bête par le cou, lui dit à l’oreille, en lui imposant entre ses bras pour le faire taire une caresse qui faillit l’étrangler :