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jacques et marie

de la décence… Et une fille de dix-huit ans, une fille de Grand-Pré, Marie !… serait-elle arrivée si bas ?… Ô mon Dieu ! cela n’est pas possible ; on ne peut pas être si méchant, ici. Je me suis trompé… Et puis ses deux frères auraient-ils pris la peine de quitter leur village, leurs familles, au péril de leur vie, pour venir m’apporter un tissu d’impostures ? Non, non, tout le monde ne peut pas s’être ainsi conjuré pour empoisonner ma vie !… C’est moi, c’est mon cœur saturé d’injustice qui seul a été méchant ! Mon Dieu, il vaut encore mieux qu’il en soit ainsi

Quoique ces heures de doute eussent quelque chose de cruel pour la conscience de Jacques, elles lui apportaient cependant quelque baume : ou aime mieux avoir eu des torts involontaires envers ceux qu’on aime, que de croire à la certitude d’en avoir été trahi.

Une fois retrempée dans le sentiment de la confiance, son âme s’y abandonna volontiers ; et quoiqu’il ne pût s’expliquer une suite de coïncidences accusatrices si extraordinaires, il sentit que ses soupçons injurieux et sa conduite aveugle faisaient naître en lui, de plus en plus, un remords invincible, et cela lui semblait une illumination bienfaisante du ciel. Il demandait à Dieu d’éclairer davantage son esprit, de lui faire connaître l’innocence de sa fiancée et de la soulager s’il avait aveuglément déchiré son cœur.


XXII

Ce fut en s’entretenant de pareils sentiments, en sanctifiant son courage par la prière, que Jacques passa les dernières heures qui lui restaient à vivre ; l’image de ses parents dispersés, le spectacle de la Nouvelle-France menacée de toute part lui apparurent aussi bien souvent !… Sa dernière invocation fut pour ces objets de son culte et de son dévouement constant ; avec quelle ardeur il demanda au ciel de les sauver des vengeances de l’Angleterre !…

Le dernier jour que l’on passe sur la terre est bientôt écoulé ; aussi, quand l’heure fatale vint à sonner sur la tête du condamné, il la croyait encore éloignée. Personne n’était venu troubler son recueillement, et il en était bien aise, puisque nul n’avait de consolation à lui apporter.

Vers sept heures, il entendit, comme la veille, un bruit inaccoutumé de pas, dans la pièce supérieure ; mais le mouvement était beaucoup plus considérable ; en même temps, la marche d’un corps