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souvenir d’un peuple dispersé

reux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui sont persécutés, bienheureux ceux qui ont faim… » il sentit une douce espérance ; car il avait bien rempli toutes ces tâches des déshérités de la terre, et il les avait remplies avec courage ; il pensa donc qu’en apportant avec résignation cette offrande, qui résumait tout le travail de sa vie, au Dieu juste et bon, il mériterait bien une part du repos et des béatitudes du paradis. Il fit donc des efforts pour ramener dans son cœur la charité et l’onction de la prière. Il passa des heures entières à genoux, attendant que tout ressentiment s’éteignît en lui. Mais c’était chose difficile dans une organisation capable d’élans si impétueux.

Cependant, le ciel eut pitié de cet homme qui priait avec droiture de cœur, courbé sous ses chaînes, au fond de son cachot, et Jacques sentit enfin cette douceur infinie de la grâce qui élève un être au-dessus des injustices et des vengeances de notre monde, et lui communique, au seuil de la vie, cette vertu de l’amour et du pardon qui commence l’éternité du ciel.

Dans le cours de la nuit et du jour qui la suivit, en repassant dans sa mémoire toutes les phases de cette carrière déjà remplie, en reportant à ses lèvres cette coupe de sa vie qui lui avait promis l’ivresse du bonheur et qui débordait maintenant d’amertume, Jacques retrouva toujours le souvenir de Marie. Mais, sans doute à cause du calme qui se faisait en lui, ou par une volonté particulière du ciel qui voulait lui accorder à l’heure suprême quelques consolations terrestres, ce souvenir ne lui inspirait plus ce sentiment de répulsion qui le poursuivait depuis trois jours. Plus maître de sa raison, dominé par cette justice divine qui allait bientôt lire dans son propre cœur et peser ses pensées, il était mieux disposé à juger les actions de sa fiancée, son esprit était entraîné malgré lui par la miséricorde.

— Serait-il possible, se dit-il, dans un de ces moments de réflexion, que cette enfant que j’ai laissée, il n’y a pas six ans, pure, ingénue dans ses amours comme dans ses pensées, passionnée pour tout ce qui touchait à la France, serait devenue un monstre ?… Comment le lieutenant a-t-il pu concevoir l’idée ? ou comment a-t-il permis de choisir, comme lieu de mon exécution, la terre de Marié, s’il était lié véritablement avec elle ?… On n’attache pas un souvenir de sang aux pas d’une personne dont on est aimé, on ne lui fournit pas l’occasion d’un remord ; tout en voulant se venger d’un rival, on ne souille pas son habitation par la mort d’un fiancé sacrifié qu’on a remplacé. Il n’y a que le dernier degré de la dégradation chez une femme qui puisse permettre un homme un pareil oubli