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jacques et marie

pour ne laisser aux fuyards aucun abri capable de couvrir leurs têtes, aucun aliment propre à soutenir leur vie, les soldats avaient ordre, dans certains districts, de ne pas laisser un toit debout, de vider les greniers, de brûler jusqu’à la dernière gerbe, de raser même les vergers. Cette terre devait devenir pour toujours inhospitalière à ceux qui n’avaient jamais fermé leur porte à un étranger ; les arbres qu’ils avaient plantés ne pouvaient plus, sans crime, leur donner leurs fruits !

Dès le 3 septembre, tous les établissements du fond de la Baie-des-Français, de Chipodi, de Mémérancouge, de Passequid étaient déjà la proie des flammes ; quelques jours plus tard, ceux situés le long de la baie Ste.-Marie et sur les rivières qui se déchargent dans la baie d’Annapolis subirent le même sort. Tout ce qui ne pouvait pas être absolument nécessaire à l’existence des troupes anglaises fut sacrifié. On se rappelle que la population des Mines fut à peu près la seule qui se laissa prendre par la ruse ou qu’on voulut bien saisir par stratagème. Les instructions du gouverneur-Lawrence laissaient le choix des moyens aux commandants militaires : « que ce soit par force ou par stratagème, selon le besoin des circonstances, » disait une dépêche. Dans le district des Mines, les hameaux se trouvant plus compactes et les communications plus faciles, il fut aisé de faire circuler la proclamation de Winslow, et l’on put compter sur une réunion plus générale des habitants. Mais la population de ce district ne représentait qu’une fraction de celle de toute l’Acadie. Partout ailleurs, les familles enfuies dans les bois étaient encore en partie libres. Malgré que plusieurs fussent revenues se livrer à leurs maîtres, il en restait encore beaucoup qui préféraient tenter un avenir de dénûment, les rigueurs de la faim et d’un hiver terrible aux sort que leur réservaient les Anglais. Cela commençait à inquiéter les chefs et à les faire douter du succès de leur œuvre d’infamie ; ils craignaient que le désespoir n’inspirât à ces malheureux quelques résolutions extrêmes… Des courriers avaient apporté du Fort Cumberland des nouvelles désastreuses qui répandirent l’alarme dans tous les camps.

Pendant qu’un parti d’Anglais était occupé à promener ses torches dans les maisons abandonnées de Chepodi, « ils en avaient brûlé sans relâche durant toute une avant-midi ; deux cent, cinquante-trois logis, granges et étables, avec une grande quantité de bled et de lin, étaient détruits, » écrivait un des officiers de l’expédition.[1] La besogne allait à merveille ; on ne trouvait çà et là

  1. Tous ces détails sont historiques et ont été puisés dans les archives du temps. — Note de l’auteur.