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souvenir d’un peuple dispersé

d’ardeur ; ils craignaient que Dieu ne les punît d’interrompre une si touchante supplication. Mais ce ne fut qu’une faiblesse momentanée dont la jeune fille se releva bien vite, avec la force de sa foi. Elle n’attendit pas les violences des gendarmes pour leur présenter la feuille de l’autorité, et donner le dernier adieu à son père ; après l’avoir vu disparaître derrière la porte, elle reprit rapidement le chemin de sa demeure.

George avait observé toute cette scène, caché derrière les rideaux de sa fenêtre ; quand il vit Marie s’éloigner, il s’approcha un peu plus des carreaux et il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle s’effaçât dans un replis du chemin. Peut-être voulait-il surprendre dans sa démarche un moment d’hésitation… peut-être obéissait-il à un sentiment de pitié sincère… Dans le demi-jour qui régnait dans sa chambre et dont il se trouvait enveloppé, il n’était pas possible de lire sur ses traits sa pensée véritable.


XVIII

Tous les soirs, depuis le jour de l’arrestation, on avait remarqué au-dessus de l’horizon, du côté d’Annapolis, de la Rivière-aux-Canards, de Cobequid et de Beau-Bassin, de longues traînées de lueur rouge. Ces cordons lumineux, d’abord interrompus et peu perceptibles, se renouaient les uns aux autres en s’allongeant ; le soir du 7 septembre, ils formaient déjà, au-dessus du cercle des forêts voisines, une enceinte menaçante qui éclairait le lointain, comme l’aurore dans un ciel d’orage. C’était l’aurore de la destruction qui se levait sur l’Acadie, les préludes d’un incendie général. Les femmes et les enfants, groupés par l’effroi devant les maisons, suivaient les progrès de l’élément terrible, qui, comme un géant, approchait toujours ses bras immenses qui allaient les étouffer. Ces malheureux spectateurs, attachés au milieu de l’arène, assistaient d’avance à l’acte de leur ruine. Ils la voyaient lentement venir, ils réalisaient le désastre, ils imaginaient le désert qui allait se faire sur ce coin de terre où ils avaient vécu leurs beaux jours… Ils semblaient croire, dans leurs idées chrétiennes et dans leur frayeur naïve, qu’ils touchaient à cette conflagration suprême que les anges doivent allumer, un jour, aux quatre coins de la terre.

Les Anglais se pressaient, ils craignaient de la résistance sur plusieurs points. Pour répandre une terreur salutaire au milieu des habitants et les forcer de venir se livrer à leurs bourreaux,