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jacques et marie


XVI

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Le vieux curé de Grand-Pré, d’ailleurs, avait bien été pour son troupeau le véritable bon pasteur du Christ.

Venu d’abord dans cette commune comme missionnaire, il s’y était fixé à la prière des habitants, avec l’assentiment de son évêque, quand la population eut pris des proportions trop considérables pour rester sans prêtre. Il y habitait depuis trente ans, lorsque les Anglais l’expulsèrent. Ce long ministère l’avait rendu l’habitué de chaque maison, le bienfaiteur de plusieurs générations.

C’était un homme d’une intelligence ordinaire, d’une instruction suffisante, d’un jugement solide, qui connaissait avant tout ses devoirs d’état, et l’esprit encore beaucoup mieux que la lettre de l’évangile… Quand il arriva dans sa paroisse, il n’était pas exempt de certains défauts, qui avaient résisté au travail de sa forte volonté, ou dont il avait moins senti la présence et le danger dans sa vie errante. C’est quand on est fixé dans une société, quand la nécessité et le devoir nous lient, par des rapports réguliers et les besoins de notre condition, à ceux qui nous entourent, qu’il devient surtout nécessaire de soumettre son âme à ces lois de la perfection qui rendent tout commerce intime aimable et facile, et toute existence véritablement utile. Il est aisé à ceux qui ne se laissent voir qu’en passant de paraître des gens accomplis.

Les curés, moins que tous autres, peuvent se soustraire à cette nécessité du perfectionnement. Celui de Grand-Pré était né violent et absolu, et ces vices de tempérament, domptés ou assoupis durant ses rudes travaux apostoliques, se réveillèrent aussitôt que la vie aisée de la cure eût succédé aux fatigues et aux épreuves salutaires des missions. Mais, loin de se laisser aller à cette nonchalance morale qui succède souvent au zèle et à la ferveur d’une jeunesse dévouée quand on vient tout à coup d’être pacifiquement installé dans une habitation commode, chaude et bien pourvue, au milieu de sujets débonnaires, avec un rôle de chef, et une tâche journalière et réglée d’avance à remplir ; loin de se dire : « J’ai bien quelques petits défauts (les saints en ont tous eu), mais on me les pardonnera, pourvu que je dise régulièrement ma messe, que je confesse mon monde à heure fixe, et que je leur fasse des beaux sermons, dans les jours frais, que pourra t-on me reprocher ?… » Le jeune prêtre s’était dit, au contraire, devant son autel, un jour qu’il