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souvenir d’un peuple dispersé

secret, de tous les parfums purifiés de ma passion ; qui avait fait naître pour moi, dans cette solitude, un monde enchanté que je n’aurais pas voulu sacrifier pour toutes les merveilles de notre vieux continent et que je croyais ne jamais abandonner… Vous voulez, Marie, que je porte à ce misérable mon cœur comme une victime expiatoire, pour recueillir ensuite des paroles de pardon pour vous, et pour moi… le silence du mépris !…

— Je sais, lieutenant, à quoi m’en tenir sur l’absence prolongée de Jacques et sur son silence. J’ai appris tout ce qu’il avait fait… je connais aussi ce qu’ont pu produire vos dix lignes de gaieté sur cette âme droite animée du sentiment le plus profond et le plus digne : dans notre pays, on ne connaît pas cette sorte de gaieté, parce qu’on ne croit pas qu’une fille respectable puisse en être l’objet. D’ailleurs, monsieur, il y avait dans votre lettre des faussetés… Ce n’est pas moi, mais c’est mon père qui vous avait invité à dîner à la ferme, et c’est Janot, seul, qui vous a servi le bouquet délicieux… cela, vous le saviez. Je vous demande de rétablir la vérité de ces faits près de votre prisonnier ; vous seul, vous pouvez le faire avec autorité et délicatesse. Vous lui direz, en outre, que vous n’étiez reçu dans notre maison qu’à titre de bienfaiteur, et que c’est le hasard qui a voulu que nous fussions ensemble hier matin… le hasard et la confiance que j’avais dans votre respect et votre dignité.

— Lui dirai-je vos dernières paroles… aussi ?… dit George avec un peu d’ironie.

— Oui, monsieur, dites-les ; car je les lui dirais, moi, devant vous !… dites-les, si vous tenez à tout dire… Mais si c’était pour abuser de votre situation auprès de lui, pour le tromper encore dans l’impossibilité où il est de m’entendre, comme vous semblez vouloir abuser de celle que vous m’avez faite par votre légèreté et vos perfides témoignages d’affection en face des cruautés de votre gouvernement, alors, cette vérité deviendrait une calomnie cent fois plus méchante que les folies que vous avez écrites, et je ne verrais plus en vous qu’une passion égoïste et vile !…

— Oh ! pour le coup, c’en est trop, je ne dirai pas un mot…

— Vous me refuseriez cette réparation ?… Est-ce parce que je suis une femme faible, malheureuse… une prisonnière ?… Vous autres, hommes d’honneur, vous n’en accordez qu’à ceux qui vous les demandent les armes à la main.

— Mais c’est un brigand… l’assassin de mon frère, il me répugne…

— Un soldat, monsieur, n’est pas un assassin ; il a tué votre frère sous le drapeau de la France, après avoir vu vos gens disperser ses