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jacques et marie

— Mais pauvre femme, interrompit encore le bonhomme, tu n’y es pas, ça doit être colo… nel.

— Ah ! oui, je crois qu’il y a une l ; c’est que, voyez-vous, il y a là une pataraphe qui a coupé l’l’i et la queue de colonel, et ça fait coco.

— Allons, tâche de continuer.

— « Que j’ai pu obtenir de notre colonel que vous resteriez libre, sous ma res… pon… sa… bi… li… té, sous ma responsabilité, jusqu’au moment du départ des bais… des bestiaux… des vessies, des vais…

— Des vaisseaux ! murmura le père Landry impatienté.

Il passa dans ce moment un léger sourire sur la figure de Marie, qui fut immédiatement suivi d’une première nuance d’incarnat.

Sa mère continua : “ C’est tout ce que j’ai pu, pour vous, aujourd’hui : peut-être que si j’étais dans d’autres conditions, il me serait, permis d’espérer davantage, mais il faudrait pour cela l’inter… ven… tion de la Providence et des actes qui ne dépendent pas de ma seule volonté. Je prie et je désire de toute l’ardeur de mon… de mon c… o… e… u… r,…de toute l’ardeur de mon tieur que ces choses s’accomplissent. »

Ici la lectrice prit cinq minutes de repos ; elle était épuisée d’avoir franchi sans obstacle un si long passage. Elle alla donc prendre un plein gobelet d’eau fraîche, cette ressource providentielle de tout orateur échoué dans le désert de ses idées ; après quoi, ayant retrouvé sa tonique, elle reprit sur le même air : « Je n’ai dans ce moment qu’une pan… qu’une panse… qu’une seule panse »…

Jusqu’ici, Pierriche avait réussi, quoiqu’avec peine, à brider son hilarité, naturellement impertinente, comme d’ordinaire à cet âge. Mais il avait fallu, pour lui en imposer, la gravité des circonstances, le triste état de Marie, l’âge vénérable de la lectrice, et avec cela la pression de ses deux mains qu’il tenait serrées sur sa bouche par un effort désespéré. Mais quand il vit arriver, à la suite des autres qui pro quo, la panse de son maître, il perdit tout frein, jeta ses deux bras autour de son ventre comme pour l’empêcher d’éclater, et il partit d’un de ces éclats de gaieté qui ne se terminent que par les larmes ou la colique. Tout le monde en fut atteint ; ce fut une explosion générale, et comme on n’est jamais mieux disposé à rire que lorsqu’on a beaucoup pleuré, chacun sentit son cœur se dilater.

Marie, que les bonnes nouvelles annoncées par le lieutenant avaient ranimée quelque peu, fut prise d’une révolution nerveuse mêlée de saillies joyeuses et de sanglots qui dura longtemps et eut sur elle un effet inespéré. Car cette crise, dans l’état où la jeune fille se trouvait déjà, aurait pu devenir fatale ;