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jacques et marie

Après être resté ainsi, l’esprit absorbé, durant un assez long espace de temps, il se leva brusquement en se frappant les deux mains avec un air de satisfaction, et il se rendit aux appartements de Winslow.

Il existait quelque sympathie entre le colonel et le lieutenant. Le premier appartenait à une bonne famille de la Nouvelle-Angleterre ; son éducation avait été soignée ; c’était un homme de bonne compagnie, qui se sentait naturellement plus à l’aise avec les gens bien nés. Quoiqu’il obéit rigoureusement aux ordres barbares de son gouvernement, il laissait cependant percer quelqu’hésitation ; il évitait de mettre dans ces injustes procédés à l’égard des Acadiens ce raffinement de grossièreté qui caractérisait ceux de Murray et de Butler. George lui en savait gré, et cela lui inspirait quelque confiance.

Après une heure de conversation secrète, durant laquelle les noms du père Landry, de Jacques et de Marie furent souvent prononcés, l’officier rentra chez lui avec le même empressement, mais encore plus content de lui-même et de son colonel qu’il ne l’était avant ; et il ne pouvait s’empêcher de s’adresser quelques mots de félicitation.

— C’est bien, c’est très-bien ! Jacques expédié, le père chez lui, presque libre… à la veille du grand départ… il faudra plus que de l’héroïsme pour y tenir !… Pour le reste, attendons à demain… elle sera rétablie de sa secousse de ce matin, ils auront joui du bonheur de revoir le vieillard ; réunis ensemble, ils pourront mieux réfléchir à l’horreur d’être séparés de nouveau… Mais commençons par leur annoncer la bonne nouvelle. Et l’officier se mit à son secrétaire pour écrire.


X

Il y avait maintenant plus d’une longue journée que les habitants de Grand-Pré étaient enfermés dans leur église, et leurs geôliers n’avaient pas encore songé à leur procurer quelqu’aliment. La faim et la soif dévoraient ces poitrines fiévreuses, et depuis le matin on les entendait demander de la nourriture à travers les portes et les fenêtres fermées. Les femmes étaient accourues les bras remplis de toute espèce de comestibles, et elles assiégeaient le presbytère pour obtenir de les donner à leurs parents, mais personne ne semblait songer à écouter leurs prières ; personne n’en avait le temps. Quand George alla chez Winslow, il offrit de veiller