Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/141

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
143
souvenir d’un peuple dispersé

Le caractère de Jacques était naturellement doux ; mais il renfermait un grand fonds de sensibilité joint à des passions élevées et énergiques : les malheurs, les contradictions continuelles de la vie poussent souvent ces natures à la violence ; elles s’insurgent contre les obstacles, elles s’habituent à douter du bien qu’elles ne voient pas, elles soupçonnent du mal aux moindres apparences ; leur imagination malade les pousse au fanatisme de leurs opinions et de leurs vertus, en même temps qu’elle leur exagère, les obligations et les devoirs des autres.

— C’est donc bien vrai ! murmura Jacques, en regardant encore le papier ; elle aurait consenti à recevoir les hommages d’un officier anglais, d’un drôle à sa onzième flamme… et cela, pendant que les conquérants insultent les siens, les pillent, les chassent… pendant que nous répandons notre sang pour la France… pendant que je souffre toutes les privations de la misère, dans l’espoir d’arracher l’Acadie des mains de ces bourreaux, n’ayant qu’une seule pensée pour soutenir mon courage, celle d’obtenir de Marie la récompense de mes sacrifices et de mes fatigues !… C’est déjà un crime de laisser arriver dans sa maison un pareil fripon, lors même qu’elle aurait repoussé ses assiduités.

Après un moment de contemplation intime, durant lequel il entrevit, dans un rayon céleste, la petite maison blanche de la fermière plus blanche encore, il se reprocha ses soupçons injustes : — Non ! non ! dit-il, c’est impossible ; il n’y a pas de fille à Grand-Pré assez dégradée, assez indigne du nom qu’elle porte pour aller ainsi, méprisant son sang, outrager dans un pareil moment tous les devoirs qu’imposent le cœur et l’honneur, tous les souvenirs, toutes les traditions de gloire de sa race ! Et s’il pouvait se rencontrer une Acadienne assez lâche pour vendre sa main et son amour, ses engagements sacrés, pour la fortune, le nom et la position d’un officier anglais, ce ne pourrait être Marie. Non, elle sait combien je les déteste ; elle était toujours de mon parti quand j’en disais du mal chez les Leblanc… On ne pervertit pas sitôt son caractère et son âme, dans mon pays. Ce bouffon de lieutenant se sera fait illusion sur une simple politesse.


VII

Après ces paroles, Jacques se leva brusquement ; il ne pouvait plus tenir en place et brûlait de partir. Dans son impatience, il s’approcha de Wagontaga et, le poussant rudement, il lui dit :