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jacques et marie

Le lendemain, nous levâmes le camp pour nous diriger du côté de Chédiac ; en chemin nous recueillîmes toutes les familles qui erraient encore dans les bois. Un grand nombre de ces malheureux avaient déjà atteint le poste français ; mais je n’y trouvai pas mes parents. Peut-être s’étaient-ils acheminés vers Miramichi… Rien n’a pu m’indiquer depuis la route qu’ils avaient suivie, et j’ignore encore quel a été leur sort…

Depuis cette époque, je n’ai pas laissé d’un pas M. de Boishébert. Les Anglais, retirés dans leurs forts, semblèrent craindre de s’aventurer au dehors ; de notre côté, trop faibles pour les y attaquer, nous dûmes nous contenter de les observer et de les surprendre dans leurs mouvements isolés. Ils avaient évidemment terminé la campagne. L’automne arrivait, il ne nous restait plus qu’à songer à nos quartiers d’hiver. Alors, le désir de revoir Grand-Pré vint s’emparer obstinément de moi. Mon engagement touchait à sa fin ; j’en profitai pour demander mon congé.

Il me restait peu d’espoir sur l’avenir de l’Acadie ; l’époque où il faudrait s’éloigner pour toujours de ces lieux me semblait proche. Je voulus les revoir encore avant de partir, avant de me mettre à la recherche de mes parents et de tenter de nouveaux combats ; j’avais besoin de revoir Marie, un vague pressentiment m’obsédait ; au risque de ma vie (à laquelle, d’ailleurs, je suis devenu bien indifférent), il fallait donner à mon cœur le bien de la certitude, la jouissance d’un moment de bonheur. Depuis si longtemps que je n’en avais pas ressenti !… Le souvenir de votre sœur n’avait jamais eu sur moi tant de puissance que dans ce moment ; sa figure se retraçait dans mon esprit avec tout son attrait passé. Ah ! je ne l’avais pas oubliée ! Mais tant de choses affreuses, tant de spectacles repoussants avaient frappé mes yeux, s’étaient gravés dans mon âme depuis le départ, que son image était restée souvent voilée. Mon cœur, durant des mois entiers, s’était rempli de haine et de vengeance, perdant dans ces sentiments violents l’habitude d’aimer et même le sentiment de la souffrance. Souvent, cependant, j’ai cru voir, après une de ces journées de marche forcée, de travail, d’inquiétude, de faim, soit au milieu de ma famille en fuite, soit à la poursuite des Anglais ; quand, accablé de la tâche accomplie, j’allais reposer ma pauvre tête sur un morceau de terre, à l’heure où mon cœur exprimait une prière que ma bouche pouvait à peine articuler ; oui, souvent, j’ai cru voir passer dans le miroir de mon âme une figure calme, pure ; elle semblait jeter sur moi un regard de sainte pitié et vers l’avenir un sourire d’espérance !… C’était peut-être un ange qui, pour mieux me consoler, prenait la figure