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souvenir d’un peuple dispersé

passeras encore sur cette terre d’où tu as été chassé ; je te suivrai pas à pas, versant mon sang, frappant de toutes mes forces ; je te suivrai jusqu’à ce que tu t’arrêtes sur ma chère Acadie, sur mon Grand-Pré, et qu’il n’y ait plus autour de toi d’ennemis assez puissants pour te menacer encore ! » Et je me voyais arrivant ainsi dans mon village délivré, chargé de drapeaux ennemis, fier de notre triomphe, ramenant vers leurs champs mes parents exilés, demandant à Marie, restée fidèle à mon souvenir et à celui de notre vieille patrie, de me récompenser… Et je hâtais les événements de tous mes désirs, j’appelais la guerre !…

Et Dieu a voulu que tout cela fût de la folie !… Aujourd’hui, j’ai bien peu l’air d’un triomphateur, n’est-ce pas ?…

Le départ de M. de Boishébert pour la rivière St.-Jean fut encore pour moi un événement pénible, car il nous laissa sous le commandement d’un homme détestable, M. de Vergor, un commis de tripot plutôt qu’un soldat, un filou, un valet intrigant, un lâche ; et nous étions à la veille de combattre.

Le colonel Winslow venait de débarquer avec deux mille hommes à quelque distance de Beau-Bassin. Il fallait résister à une pareille force, et nous n’étions en tout que quatre cents, dont trois cents recrues, à peine armées et levées à la hâte. Bien dirigée, cette petite troupe aurait pu causer quelque mal aux Anglais, et les arrêter pendant longtemps devant le fort Beauséjour ; nous étions habitués à combattre un contre quatre. Mais notre chef était inhabile et personne n’avait de confiance en lui. Je fus chargé avec mes gens de courir en éclaireurs et de faire l’escarmouche autour des palissades. Cette besogne me convenait assez. Je connaissais bien le pays ; les bois et le cours des rivières m’étaient familiers.

Pleins d’ardeur, Wagontaga et moi nous courûmes au-devant de l’ennemi. Mais il venait de culbuter un corps des nôtres, retranché derrière quelques redoutes construites à la hâte. Nous dûmes nous retirer dans le fourré, nous contentant d’observer la marche de nos adversaires et de leur envoyer quelques décharges bien dirigées. La nuit, nous tombions dans leur camp avec un bruit d’armes et des cris sauvages capables de faire fuir les morts. Cette tactique eut d’abord son effet : elle déguisait notre nombre, ralentissait la marche des Anglais, en leur faisant craindre quelque coup de main, et elle donnait le temps à la garnison du fort de se préparer à la résistance ou à la retraite. Mais elle ne pouvait se prolonger, l’ennemi était déjà prévenu de notre faiblesse. Il réussit bientôt à former ses lignes de siège. M. de Vergor s’y laissa