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jacques et marie

En entendant ces derniers mots, Toinon s’éloigna de plusieurs pas du terrible sauvage, et poussa timidement de son côté quelques restes de pain et sa carcasse de canard où il restait pourtant assez peu à manger.

Jacques reprit en riant son récit : — Jusque là cette vie ne manquait pas d’avoir son charme ; la chasse était assez abondante, nous apportions quelque soulagement aux privations de nos parents et nous nous préparions à des aventures plus importantes. Il s’établissait un lien d’affection entre nous et nos armes qui nous servaient de gagne-pain, et nous éprouvions quelquefois le désir de nous en servir sur un autre champ. Un Français, placé comme nous l’étions, si près de ses ennemis, ne se familiarise pas avec le fusil sans qu’il lui vienne l’envie de le diriger du côté de la frontière, et nous avions, nous particulièrement, bien des raisons de le désirer.

Cependant, le printemps ne changea rien à la situation des émigrés acadiens. Mon père, fatigué de son inaction et de recevoir toujours l’aumône du gouvernement au prix du sacrifice de ses enfants, partit, comme il l’avait projeté, pour se rendre sur le Coudiac ; il ne voyait plus de dangers à craindre ; les Français ayant élevé des forts à Beau-Bassin, sur la Baie-Verte et à l’entrée du fleuve St. Jean ; il était persuadé que la France finirait par reprendre des provinces dont tes habitants lui avaient montré tant de dévouement, et il croyait à son départ ne faire qu’une seule étape avant d’arriver à Grand-Pré.

Il fallut donc faire encore des adieux, et cette fois, j’allais être séparé de tout ce qui me restait de cher. Car je ne pouvais pas m’éloigner avec eux ; j’aurais rougi d’offrir un remplaçant à l’approche de la guerre, au moment du danger. D’ailleurs, comme il était évident que je ne pourrais jamais arriver à Grand-Pré qu’avec les armes de la France, je n’avais plus d’autre ambition, d’autre désir que de rester sous mon drapeau. Après le départ de mes parents, ce drapeau fut tout ce qui put me captiver ; je lui confiais toutes mes espérances, il portait dans ses plis toutes mes amours ; sa vue seule m’a fait supporter pendant trois ans la monotonie de ma solitude, l’absence de toutes mes affections, l’inquiétude que m’avait laissée l’éloignement de tous les miens. Ah ! que de rêves il faisait encore naître dans mon esprit fiévreux ! Il m’arrivait quelquefois de m’arrêter à le contempler ; quand nous campions dans quelque lieu où se réveillaient mes souvenirs, alors je lui parlais dans mon cœur, je lui souriais dans mes illusions ; je lui disais : « Signe de la France, non, tu n’es pas trompeur, tu n’es pas infidèle à notre gloire, tu