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souvenir d’un peuple dispersé

de neige, vers le temps de Noël et de l’Épiphanie, il me vint souvent à l’idée, en songeant aux anciens jours de fête, de m’échapper sur mes raquettes, sous prétexte de courir le chevreuil ou l’orignal à la piste, et d’arriver jusqu’à Grand-Pré, en suivant les rivages et surtout mon cœur. Je ne pouvais me faire à la pensée d’être séparé de vous, durant ces moments heureux où il semble que tous ceux qui se sont aimés devraient être réunis. Mais j’étais lié par un saint devoir, il fallait laisser à mes vieux parents un toit pour les années que je ne devais plus passer avec eux, et je ne pouvais pas manquer la dernière bénédiction de mon père.

La veille au soir de cette nouvelle année, la table nous parut plus étroite, la famille s’embrassa plus tendrement, il nous semblait que nous avions de l’amour de trop… Nous pensions que c’était à cause des absents, mais Dieu voulait peut-être aussi nous rendre ces heures de réunion plus douces, puisqu’il devait encore nous séparer.

Et le lendemain matin !… je n’oublierai jamais le moment qui nous vit tous, à genoux, autour du lit de mon pauvre père, pour lui demander de nous bénir. Je n’avais jamais aperçu en lui le signe d’une faiblesse ; il ne nous laissait voir d’habitude que le côté énergique de son caractère, que sa prudence calme, toujours attentive à notre conduite et à nos besoins ; mais, dans cet instant, il ne pouvait maîtriser son émotion, la voix lui manquait, et j’ai vu briller des larmes dans ses yeux pour la première fois de ma vie. Quand il leva la main sur moi, il me dit : « Toi, mon Jacques, tu es le plus jeune, et tu vas retourner seul à Grand-Pré ; tu ne seras plus des nôtres… peut être ne nous reverrons-nous plus jamais ; je suis vieux, et les temps vont au pire… Vas, je te bénis pour toute ta vie !… Sois toujours un honnête homme, sois fidèle à ta parole. Tu vas rester avec les Anglais ; eh bien ! ne les trahis pas ; si tu ne peux supporter leurs injustices, reviens avec nous : un homme, après tout, est bien maître de sa personne, et libre de choisir son ciel ; mais n’oublies pas que tu es un enfant de la France ; le sang et la langue que Dieu donne, vois-tu, Jacques, ça ne se livre pas à la conquête, ça ne se sacrifie devant rien, ça tient au cœur ; c’est un dépôt que le Créateur veut qu’on garde dans quelque situation désespérée où l’on se trouve, pour accomplir ses desseins. S’en débarrasser au premier obstacle, c’est insulter la Providence et douter de son pouvoir. Et puis, le sang que tu as reçu est assez plein de gloire pour que tu sois orgueilleux de le garder pur, partout !… » Pauvre père, il avait le pressentiment de ce qui est arrivé ! Quoique je n’aie pu revenir à Grand-Pré, au