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souvenir d’un peuple dispersé

du plus grand criminel ; puis les morceaux commencèrent à s’engouffrer comme des maringoins dans un gosier d’Angoulevent, puis on entendit, dans le silence du soir, le bruit des ossements broyés : un canard était disparu ! Toinon se croyait tombé de Charybde en Sylla ; frappé de stupeur devant cette sauvage gloutonnerie, il regardait son terrible compagnon, comme un roitelet charmé par l’œil d’un serpent doit regarder la gueule béante qui le convoite. Mais l’instinct de sa propre conservation le fit bien sortir de sa stupeur quand il vit le Micmac allonger de nouveau ses deux grands bras vers un second canard, avec un air de pitié méprisante qui semblait dire : « Ces peaux blanches, ça n’est pas complet, ça n’a pas d’estomac. » P’tit Toine saisit alors vivement la broche qui n’était pas encore déchargée de son précieux fardeau, et s’élançant du côté de son frère et de Jacques, qui étaient toujours restés à l’écart, il fit retentir l’air de deux ou trois cris de détresse.

Cet appel in extremis vint surprendre les deux amis au milieu de leur émotion, et faire une diversion puissante dans les sentiments de Jacques, en lui rappelant que les besoins de l’estomac ne doivent pas être sacrifiés aux plaisirs du cœur. Comme son émotion, après tout, n’était que le retour trop soudain des premières jouissances du bonheur, elle n’avait fait que distraire sa faim sans la détruire ; il vola donc aux canards, à moitié traîné par André, qui, lui, n’avait pas éprouvé d’aussi captivantes distractions.

Ils étaient loin de soupçonner le danger qui menaçait leur repas ; dans le lointain, ils n’avaient pas saisi l’accent de désespoir de la voix de P’tit Toine, quand le malheureux vint leur tomber en travers.

Sa démarche effarée se laissait assez voir à la lueur incertaine du feu : les cheveux et le gilet au vent, il courait tenant sa brochée tout au bout de son bras comme pour la sauver d’une troupe de loups affamés ; et il criait : — Jacques ! Jacques ! c’est un ogre, mais c’est un ogre ! ton sauvage ! Jacques comprit de suite le motif de son épouvante, et riant de tout cœur, il essaya de le calmer — Bah ! bah ! mon Toinon, tranquilise-toi ; il a un peu trop d’appétit, mais il a un bon cœur, va !

— Bon cœur ! mais où veux-tu qu’il le loge quand il s’emplit ainsi l’intérieur ? Il mangerait les trois canards et moi par dessus qu’il aurait encore faim !

— Tiens, reprit Jacques, donne les moi, tes canards, je les prends sous ma protection ; Wagontaga n’y touchera pas sans ma permis-