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jacques et marie

ou sa broche à tricot : quand nous l’avions laissé décharger le trop plein de son petit cœur, saisissant quenouille, broches et poings, nous l’obligions de nous embrasser les uns après les autres, de la manière la plus irréprochable ; et nous l’envoyions se coucher. La fatigue causée par son bavardage et par les travaux de la journée faisait que la petite ne trouvait pas grand temps dans la nuit pour rêver à toi ; je crois même qu’elle a parfois battu de la tête sur son lit, durant cette prière où elle demande à la Ste. Vierge de hâter ton retour et de te préserver de la dent des loups et de tes amis les sauvages.

Voilà toujours, mon Jacques, un bout de dévotion que tu vas lui rogner demain ; sans compter qu’elle sera dispensée de dormir sur ses genoux !… Il est vrai qu’elle est capable d’inventer un autre chapelet pour remercier sa patronne de ton retour.

Les filles trouvent toujours cinquante raisons d’ajouter des petits bouts à leurs prières, et c’est une habitude qu’elles développent encore après le mariage ; je te conseille d’y mettre ordre dès les premiers jours… entends-tu, Jacques ?

Jacques entendit, mais il ne put répondre : il pleurait comme un enfant battu. Après une vie affreuse, privée de toutes les joies, de tous les bonheurs faits pour le cœur de l’homme, la révélation de tant de choses embaumées, l’apparition d’une figure si aimante, l’assurance d’une vie prochaine entourée de tant d’éléments de bonheur, tout cela avait ébranlé cet héroïque caractère. Depuis cinq ans, son âme n’avait pu se reposer un seul instant dans un de ces sentiments simples, délicats, qui abondaient dans l’existence aimante des enfants de l’Acadie ; puis, voir subitement tout son avenir, débarrassé de ses sombres images, se présenter souriant et paré de charmes qu’il n’aurait pas même rêvés, c’était là une révolution trop forte. Il était tombé dans les bras d’André qu’il tenait étroitement embrassé, et il répétait dans ses sanglots : — Mes bons frères !… Marie, ma chère Marie !… est-il vrai que vous avez pu tant m’aimer dans mon absence ? — Puis, après un moment de silence où il sembla subir mille émotions soudaines et contraires, il ajouta : — Eh ! faut-il que tant de soins délicats, qu’un bonheur si généreusement préparé, si longtemps attendu, soit encore une vaine illusion qu’il faudra voir disparaître demain !…

— Comment cela, Jacques ?…

— Mais comprends-tu, mon pauvre André, que je puisse habiter Grand-Pré aujourd’hui ?… Les Anglais le permettront-ils, puis-je l’espérer, après m’être autant compromis ?…

— Bah ! tu n’avais que dix-huit ans quand tu es parti ; quel