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souvenir d’un peuple dispersé

revient le soir à la maison, la quenouille à la main, comptant sa richesse.

Je crois qu’elle fait avec ça de jolies recettes dont elle te réserve encore la découverte ; car elle est la seule à Grand-Pré qui vende bien tous ses produits. M. George notre lieutenant n’achète ailleurs que quand il a tout pris ce qu’elle peut livrer, et il la paie toujours en beaux louis d’or ; quant à nous, c’est à peine si l’on nous donne des bons payables à la fin du monde. Mais qu’importe nous, pourvu que la petite sœur ait bien fait ses affaires, pourvu surtout que tout ça l’ait, non pas rendu heureuse, mais entretenu dans d’idée qu’elle le serait bientôt.

Mais il est temps que tu arrives : nous étions parvenus au bout de nos ressources pour distraire la pauvre enfant ; elle commençait à perdre l’espérance, et je crois vraiment qu’elle allait songer à te remplacer… Tu avoueras qu’il faut une forte dose de patience pour attendre toujours un galant qui s’amuse à courir les bois avec les sauvages !

Depuis quelque temps nous avions pris l’habitude, le soir, de nous ranger autour d’elle, et chacun de nous lui faisait une question sur son jardinage, ses animaux et sur les travaux de la journée. Nous lui donnions d’abord toutes les occasions possibles de vanter sa marchandise. Il paraît qu’elle a, cet automne, les plus beaux grains qui soient jamais poussés à Grand-Pré ; le lin pourra suffire à vous fournir de draps pendant votre double vie durante ; et, s’il faut en croire toutes les prévisions de la mère Trahan, qui en a toujours d’abondantes pour sa maîtresse, Marie aurait beaucoup de caresses à distribuer, le printemps prochain, dans sa bergerie, dans l’étable et même à l’écurie.

Quand la sœur avait terminé l’énumération des qualités de ses récoltes et de son bétail, l’un commençait à dire un peu de mal de la vache brune ; l’autre, que le dernier poulin aurait peut-être un œil vert, qu’il avait certainement les jambes croches et qu’il serait fourbu ; un troisième, que les moutons ne produisaient plus que des laines rudes ; qu’elle ne devait plus battre de beurre, vu que la mère Trahan, pour faire grossir ses veaux plus que les nôtres, leur laissait prendre tout le lait de leur mère. Nous aurions bien voulu l’obliger à nous dévoiler les secrets de ses épargnes ; mais, malgré sa vivacité et son excitation, rien n’aurait pu lui arracher une indiscrétion.

C’est une tâche difficile, même pour une femme, de faire face à douze langues d’hommes ; aussi, il venait un moment où Marie n’en pouvait plus ; alors elle nous poursuivait avec sa quenouille