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souvenir d’un peuple dispersé

De prime abord, et à une petite distance, il aurait été difficile de ne pas confondre ce personnage avec les naturels du pays ; mais aussitôt après cette première impression, un œil intelligent pouvait aisément distinguer tout ce qu’il y avait de beauté et de force de caractère sous les dehors incultes et ravagés de cette jeune figure et sous la bizarrerie de son costume.

Personne, dans tous les cas, n’y aurait reconnu les traits de dix-huit ans de Jacques Hébert. C’était pourtant lui : quels changements en cinq ans !

Son compagnon de rames n’était autre qu’André, frère de Marie et fidèle confident des deux fiancés. Du même âge que Jacques, il ne s’était jamais séparé de lui plus d’un jour, avant le départ de la famille Hébert.

Le troisième voyageur était le plus jeune frère d’André ; il s’appelait Antoine. Quoiqu’il n’eût que seize ans, il était aisé de juger qu’il ne dépasserait pas cette stature dont Napoléon, Chateaubriand et M. Thiers ont assez bien usé pour qu’elle ne soit jamais considérée une cause d’incapacité. Il avait la vivacité et l’adresse ordinaires aux gens de sa taille. Assis à l’arrière, il maniait avec tant d’habileté l’aviron, que tout en aidant ses compagnons à nager, il conservait à l’embarcation cette direction précise qui la conduisait comme un trait, droit à son but. Comme cet habile pilote vivait au milieu d’hommes de grand calibre, on ne lui épargnait pas les diminutifs : on le nommait tour à tour : Toinon, Toiniche ou P’tit Toine.

Les deux frères avaient quitté leur village depuis plusieurs jours. Le père Landry, inquiet du sort réservé à l’Acadie, depuis la défaite des Français à Beau-Bassin, avait médité un projet qu’il ne voulut communiquer à personne. C’était de se réfugier au Canada. Mais avant de partir, il désirait s’assurer si la famille Hébert s’était réellement dirigée de ce côté. Son but était de la rejoindre et d’assurer ainsi le bonheur de sa fille, qu’il craignait de voir compromis par l’influence de sa mère et les assiduités du lieutenant George. C’était pour aller à la recherche des anciens voisins que Antoine et André étaient disparus tout à coup de leurs demeures sous un prétexte quelconque. Ils ignoraient, d’ailleurs, les projets de leur père.

Après avoir construit un esquif sur un endroit tout à fait isolé de la côte, ils avaient fait voile vers la rivière St. Jean. Plusieurs familles françaises étant établies sur les bords de cette rivière, dans l’intérieur du pays, ils espéraient trouver chez elles un guide sûr qui les aurait conduits, à travers les bois, jusqu’à Miramichi,