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prit et une connaissance du monde qui permette d’apprécier la sagacité des observations. Je me rappelle que, jeune homme encore, un volume des Caractères m’étant tombé dans les mains, tout en appréciant tels ou tels passages, certaines façons de s’exprimer qui me semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, mon inexpérience me rendait hésitant ; je m’étonnais ayant peine à comprendre et assez semblable à un homme qui entendrait parler une langue étrangère dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore me comparer à celui qui, voyant un portrait peint par un maître, mais sans connaître l’original, pourrait admirer l’habileté des procédés, le talent de facture, mais serait inapte à se prononcer quant à la ressemblance.

Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruyère un peu bien enclin à la médisance, et montrant trop l’humanité par les côtés qui ne la font ni aimer ni estimer. Pour un chrétien sincère tel qu’il paraît avoir été d’après le chapitre justement vanté des Esprits forts, je le trouvais en général fort peu charitable, très hardi et même téméraire dans certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. À part le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait lu l’Évangile et l’Imitation, écrit avec la plume de Théophraste ou Sénèque, une plume dont la pointe est d’or, de diamant même, mais singulièrement affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille à la lance d’Achille, elle sut toujours guérir les blessures qu’elle aurait pu faire.